Anthropologie, option « postcolonial — décolonial »

Emir Mahieddin

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Emir Mahieddin, « Anthropologie, option « postcolonial — décolonial » », Lectures anthropologiques [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 22 février 2024, consulté le 30 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/1118

Cette introduction porte sur les liens entre l’anthropologie et les études postcoloniales et décoloniales, et revient sur la genèse et la vocation de ces corpus. La discipline entretient des liens historiques complexes et ambivalents avec ces options intellectuelles, ayant été à la fois objet et matrice de ces critiques, entretenant à leur égard une relation d’extériorité critique comme d’affinité profonde. Ce texte suggère que l’anthropologie, en demeurant attachée à l’ethnographie, évolue dans un espace tiers, à équidistance des discours utopiques et dystopiques des études postcoloniales et décoloniales, comme du scientisme naïf et du conservatisme politique de leurs détracteurs.

This introduction looks at the links between anthropology and the postcolonial and decolonial studies, discussing certain ideas concerning the genesis and vocation of these literatures. The discipline has complex and ambivalent historical links with these intellectual options, having been both object and matrix of these critiques, maintaining a relationship of both critical exteriority and profound affinity towards them. It suggests that anthropology, while remaining attached to ethnography, evolves in a third space, equidistant from the utopian and dystopian discourses of postcolonial and decolonial studies, as well as from the naive scientism and political conservatism of their detractors.

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À Rome, les 30 et 31 mars 2023, l’Académie pontificale des sciences sociales organisait un colloque sur le colonialisme, la décolonisation et le néocolonialisme. Le sociologue décolonial Ramón Grosfoguel, invité d’honneur, passait une semaine auprès du pape François, à l’issue de laquelle le Saint-Siège publiait un communiqué rejetant la « Doctrine de la Découverte », une série de bulles papales datant des années 1450 qui avait justifié et légitimé la colonisation de l’Afrique puis des Amériques, allant jusqu’à intégrer la jurisprudence états-unienne au XIXe siècle. Loin de la marginalité à laquelle elles étaient confinées, il y a encore quelque temps, les options postcoloniales et décoloniales paraissent aujourd’hui aussi centrales, ayant l’oreille du souverain pontife, que d’une grande actualité ; et cela n’aura échappé à personne, elles font l’actualité.

Il est aujourd’hui impossible aux anthropologues d’ignorer ou de faire l’impasse sur les questions posées par les propositions postcoloniales et décoloniales, comme sur les controverses dont elles font l’objet. Ces vingt dernières années en France — contexte depuis lequel cet article est écrit et qui en imprègne inévitablement la teneur — et plus largement dans l’espace francophone, ces termes se sont imposés bien au-delà des cénacles universitaires pour devenir des objets de polémiques publiques, entraînant une inflation sémantique quant à leur usage, aussi bien dans la presse à grand tirage et les discours politiques, que dans les intitulés de séminaires d’enseignement et de recherche, et l’édition en sciences humaines et sociales.

Pour ces mêmes raisons, il était impossible de prétendre à une quelconque exhaustivité en la matière en constituant ce dossier thématique. En effet, le nombre de traductions de classiques de ces corpus — Ella Shohat, Valentin-Yves Mudimbe et Talal Asad dernièrement —, de publications ayant pris le postcolonial ou le décolonial pour objet, pour méthode, ou ayant fait usage de ces termes ou de leurs dérivés dans leurs intitulés, sans compter la littérature qui appelle à une décolonisation intellectuelle de domaines divers allant de la sexualité aux relations internationales, a considérablement augmenté, y compris pendant les mois récemment écoulés. Il aurait été difficile d’en suivre le rythme, ou même de prétendre présenter une sélection complètement représentative des débats en cours1. La collection d’ouvrages discutés dans ce numéro — certains s’inscrivant dans les perspectives postcoloniales et décoloniales quand d’autres en proposent des critiques à charge — donne néanmoins à voir la manière dont ces deux corpus animent les débats anthropologiques contemporains. Quelles relations l’anthropologie entretient-elle avec les études postcoloniales et décoloniales ? Quelles sont les modalités du dialogue possible avec ces corpus pour la discipline, et surtout selon quelle éthique de discussion ?

Sans dire que la passion est mauvaise pour la pensée, n’est-il pas temps de dépassionner les échanges ? Ce dossier ne s’inscrit ni dans l’apologie ni dans le rejet des études postcoloniales et décoloniales, deux polarités qui semblent malheureusement structurer le débat en France en la matière, mais propose simplement un espace de discussion raisonnée. Pour reprendre les mots d’Elara Bertho et Anne Querrien (2021), il ne s’agit pas d’être pour ou contre, mais de penser avec ces corpus. L’anthropologue Jocelyne Dakhlia (2023) soutient à raison que les sciences sociales bénéficieront toutes à terme de la radicalité du moment décolonial, en ce qu’il impulse un mouvement et fait bouger les lignes de la pensée, ouvrant une période de « décantation » théorique quand toutes les formes de centralité hégémonique semblent être mises en branle (médiatiques, académiques, eurocentriques, androcentriques, etc.). Ce dossier propose ainsi de prendre les critiques postcoloniales et décoloniales, tout comme les critiques de ces critiques, comme des opportunités dont les anthropologues doivent se saisir pour repenser des évidences conceptuelles, sans en accepter pour autant toutes les prémisses et conclusions. De fait, contrairement à la visibilité acquise par ces courants en philosophie ou en littérature, très peu d’anthropologues en France se revendiquent explicitement de ces traditions. Si cela tient sans doute au coût social d’un tel étiquetage, cette distance relève peut-être aussi d’enjeux de méthode que cette introduction propose d’expliciter.

Rappelons que malgré l’impression de nouveauté qui pourrait découler du constat de la passion rageuse de leurs détracteurs, ni les critiques postcoloniales ni leurs contreparties décoloniales, ni même les agitations qu’elles suscitent ne sont d’apparition récente. Le débat a plus d’un demi-siècle, et si la France est de nouveau entrée dans une séquence polémique autour du « décolonial » depuis 2018 à la faveur de prises de position par des personnalités « anti-décoloniales » dans la presse (Dufoix 2023a), cette séquence n’est que la réplique de secousses qui avaient déjà agité l’espace public entre 2005 et 2010, à cette époque autour des études « postcoloniales » (Sibeud 2017 ; Collier 2018). L’Europe voyait déjà fleurir nombre de projets artistiques et muséaux visant à s’en décentrer ; des mouvements antiracistes se réclamant de la condition « postcoloniale » se constituaient dans un contexte d’âpres débats sur l’islam et l’immigration dans la foulée desdites « émeutes de banlieues », à l’instar du fameux Mouvement des indigènes de la République (MIR) ; et des débats parlementaires sur le rôle de la colonisation venaient clore une série de lois mémorielles concernant la Shoah et la traite esclavagiste (Amselle 2008).

Plus récemment, pour rester sur le cas français, une chaîne d’événements a de nouveau propulsé, par effets d’analogies comme de généalogies, l’histoire coloniale et l’hypothèse de sa continuité sur le devant de la scène, égrenant l’actualité à un rythme aussi soutenu que régulier : la résonance mondiale de l’assassinat de George Floyd en mai 2020 ; la restitution de crânes de résistants à la conquête de l’Algérie en juillet 2020 ; la remise du rapport Stora sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie en janvier 2021 ; la diffusion de documentaires télévisuels destinés au grand public sur le colonialisme et les décolonisations (Décolonisations de Marc Ball, Karim Miské et Pierre Singaravélou en octobre 2020 ; Décolonisations : du sang et des larmes de Pascal Blanchard et David Korn-Brzoza en janvier 2020). Sans revenir sur les échanges vifs qui ont entouré ces événements, des intellectuels comme des personnages politiques de premier plan ont dénoncé au passage l’emprise supposément exercée par les décoloniaux dans les universités. La mise en avant dans l’arène politique des constellations postcoloniales et décoloniales n’est pas simplement le fait de l’adéquation de leurs centres d’intérêt avec des thématiques politiques contemporaines — entre autres la perpétuation d’asymétries ethnoraciales et religieuses héritées de la période coloniale. Elle tient aussi à leur manière de circuler dans l’espace social en étant portés par des acteurs aux multiples casquettes, intervenant simultanément dans les mondes universitaire, muséal, associatif, éditorial et militant (Collier 2018).

Si plusieurs généalogies, histoires et analyses sociologiques de ces courants ont été publiées plus ou moins récemment en français (Mbembe 2006 ; Smouts 2007 ; Amselle 2008 ; Boidin 2009 ; Demart 2016 ; Brisson 2018 ; Bancel 2019 ; Dufoix 2023a et 2023b ; Colin et Quiroz 2023), au risque de la redondance, il est important que les lecteurs et lectrices qui se plongent dans ce dossier disposent de quelques points de repère, car bien que de plus en plus diffusées, les études postcoloniales et décoloniales demeurent mal connues et sévèrement caricaturées en France. Après avoir proposé un retour non exhaustif sur l’histoire des pensées postcoloniales et décoloniales, je propose de m’arrêter sur la contribution des anthropologues à leur genèse, avant de finir sur la manière dont l’anthropologie, dans son acception académique et ethnographique, peut dialoguer avec ces corpus.

Brève histoire des pensées postcoloniales et décoloniales

En 1989, Ashcroft, Griffith et Tiffin (2002 [1989]) qualifièrent de « postcoloniales » les littératures et les sociétés influencées par les conquêtes impériales, du moment de la colonisation à nos jours, et parlaient de « théorie littéraire postcoloniale » pour désigner les travaux qui soulignaient l’incapacité des théories européennes à rendre adéquatement compte de la complexité des écrits qui en émanaient. Ce faisant, ils apposaient une étiquette sur un ensemble de travaux critiques qui les précédaient, dans lesquels ils incluaient les pensées de Said et Spivak, le label « postcolonial » ayant ensuite été repris par les principaux concernés avant d’être constitué en domaine propre, les postcolonial studies, et de circuler vers les sciences sociales (Debonneville 2017). Ce baptême rétrospectif, auquel s’ajoute le caractère éclaté des pensées qui y sont rattachées et la diversité des histoires coloniales, rend malaisé d’arrêter une chronologie exacte quant à l’avènement des critiques dites « postcoloniales » ou « décoloniales », dont les généalogies respectives remontent aux luttes anticolonialistes et anti-impérialistes qui ont accompagné les mouvements vers les indépendances, et aux analyses « tiers-mondistes » qui leur ont succédé (Mbembe 2006). Réserver l’usage du préfixe « post — » aux travaux critiques de l’impérialisme et de l’eurocentrisme qui auraient été écrits après les indépendances ne résoudrait pas l’affaire, puisque ces (re)prises de souveraineté s’étendent sur plus d’un siècle et demi, entre les guerres d’indépendance latino-américaines au XIXe siècle et les guerres de libération africaines de la seconde moitié du XXe, certains territoires étant encore des colonies de peuplement qui rencontrent les oppositions des peuples spoliés (les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la France dite d’outre-mer, la Palestine, etc.).

C’est aussi le caractère tardif de cet étiquetage qui contribue à invisibiliser l’apport de l’anthropologie aux critiques postcoloniales, car des anthropologues, nous le verrons, avaient, dès les années 1950, développé des perspectives qui mèneraient à l’avènement de courants de pensée identifiés comme tels.

Si la notion de « décolonial » a tendance à supplanter celle de « postcolonial », amalgamant peu à peu l’une et l’autre dans le débat public, les deux termes ne sont pas synonymes et qualifient formellement2 des thèses qui, bien qu’apparentées intellectuellement par leurs influences comme par leur projet de connaissance, ont des histoires différentes, qui se croisent autour du projet des subaltern studies dans les années 1990, avant de se (re)distinguer plus explicitement depuis le milieu des années 2000. Leur socle commun réside dans la critique, d’une part, de la chronologie opérant une coupure entre les périodes coloniale et postcoloniale, le colonialisme ayant à leurs yeux des conséquences sociales contemporaines qu’il s’agit de mettre à jour. D’autre part, il tient à la critique de l’eurocentrisme de la philosophie européenne et, dans son sillage, de l’épistémologie des sciences sociales, dont les notions d’« universalisme » et d’« universel » sont envisagées comme les véhicules dans les domaines enchevêtrés du pouvoir et du savoir, sous couvert de prise en compte d’une essence humaine transcendant les différences. Dans ces travaux, le savoir apparaît marqué par des hiérarchies aussi symboliques que matérielles, structurant les relations de domination qui imprègnent la vie culturelle et psychique des colonisateurs comme des sujets (dé)colonisés (Bancel 2019). L’universalisme moderne est ainsi dénoncé comme un particularisme avançant masqué, à travers lequel s’opère une politique d’effacement, de destruction, et de déshumanisation ; une politique d’« occultation de l’autre », pour reprendre l’expression du philosophe Enrique Dussel (1992). Pour les deux constellations intellectuelles, le travail théorique consiste à en dévoiler les ressorts en soumettant à l’examen la double face de l’histoire de l’expansion impériale européenne, l’idéal de « progrès » étant le revers de l’entreprise de destruction de la diversité des cultures et des natures.

En dépit de ces dénominateurs communs, leurs généalogies diffèrent, et une bifurcation explicite a marqué la trajectoire respective de chacun de ces corpus. Le « tournant décolonial »3, idée attribuée au philosophe portoricain Nelson Maldonado-Torres (2006), qui y voit un virage éthico-politique des études postcoloniales, se veut une radicalisation et une critique de ces dernières ainsi qu’un complément des analyses marxistes du système-monde d’inspiration wallersteinienne. L’idée d’une distinction entre « postcolonial » et « décolonial » est entérinée dans l’ouvrage collectif El giro decolonial (« Le tournant décolonial »), publié en 2007 et coordonné par Grosfoguel et Castro-Gómez. Ceux qui s’identifient comme « coloniaux » récusent l’existence d’un monde « postcolonial », considérant que les indépendances juridiques n’ont transformé significativement ni la division internationale du travail entre centres et périphéries, ni la hiérarchisation ethnoraciale forgée à travers les siècles du colonialisme européen. Selon ces décoloniaux latino-américains (ibid.), les postcolonialismes anglophones et marxismes traditionnels, dont ils s’inspirent fortement tout en marquant leur distance à leur égard, manqueraient de voir que les réseaux de significations sont enchevêtrés dans une économie politique aux conséquences tout à fait matérielles, notamment la division raciale du travail capitaliste, considérée comme l’opération aux racines de la modernité. Ces aspects fondent, à leurs yeux, les justifications de l’exploitation capitaliste de certaines populations par d’autres, au-delà du clivage « Nord-Sud » opérant naguère, du fait des flux migratoires et de l’intégration dans l’économie-monde des bourgeoisies nationales des anciennes colonies : les relations coloniales sont donc aujourd’hui disséminées sur toute la planète. Nous serions ainsi dans une phase de transition du colonialisme à la colonialité globale (Castro-Gómez et Grosfoguel 2007 : 13). Ce constat appelle un dépassement par une politique de « dé-colonialité ». Cela implique de ne pas se limiter, comme le font les postcolonial studies, à la déconstruction du discours colonial et à l’affirmation de la capacité d’agir du sujet colonial ou postcolonial, mais d’insister sur le caractère déterminant de l’accumulation du capital dans le système-monde et du poids des structures économiques.

Bien qu’il faille se méfier des déformations de ces effets d’étiquetage, on pourrait ainsi voir dans la différence entre études postcoloniales et études décoloniales une énième reconduction de l’opposition entre approches idéalistes et matérialistes, qui s’expliquerait en partie du fait des disciplines les plus représentées respectivement dans chaque courant – littérature, histoire et philosophie versus sociologie, anthropologie, sciences politiques et économie (ibid. : 15-16 ; Boidin 2009).

La différence entre ces corpus tient aussi à une différence d’ancrage géographique. Si, dans une forme d’ethnocentrisme arabe, Edward Said faisait débuter la complicité entre savoirs (orientalistes) et impérialisme à l’expédition de Bonaparte en Égypte en 1798 (Said 2005 [1980] : 360), en incluant l’impérialisme ibérique, ignoré par les auteurs des études postcoloniales anglo-saxonnes4, les décoloniaux latino-américains identifient l’année 1492 comme un point de rupture historique (la prise de Grenade et l’invasion d’Abya Yala – les Amériques) ayant fait basculer le monde dans la modernité capitaliste et semé les germes du racisme moderne. Par effet de vases communicants, ils considèrent que le pillage des autres continents est au fondement de la prospérité, de la puissance et du « progrès » des nations européennes, enchaînant dès lors l’émergence de la « modernité » au colonialisme et à la colonialité. Le mythe d’une exception européenne s’en trouve relativisé, mettant en question le récit de la subjugation et de la soumission du monde par le génie technique et politique produit par des dynamiques endogènes.

L’idée de « colonialité », concept phare des études décoloniales forgé par le sociologue péruvien Aníbal Quijano (1992), désigne une structure polymorphe et adaptable organisant des rapports épistémiques et d’exploitation économique articulés à la race, issue de la période coloniale. Il s’agit d’un « régime général de domination du monde contemporain, une fois que le colonialisme comme ordre politique explicite a été détruit », qui opère par une combinaison de séduction et de coercition (Quijano 1992 : 14). Ce régime est inséparable des idées de « rationalité », de « modernité » et de la structure d’exploitation du mode de production capitaliste, entre autres dans la mesure où la rationalité comme le capitalisme s’articulent à l’idée maîtresse d’une relation d’extériorité entre un sujet et des objets — analyse dans laquelle on retrouve probablement l’influence de l’École de Francfort. Des pans entiers d’humanité sont ainsi réifiés, réduits à l’état de marchandises par l’accumulation du capital (l’esclavage étant la forme la plus absolue), ou à l’état d’objets de connaissance par les sciences, comme autant d’énigmes à déchiffrer par le sujet du savoir, historiquement l’individu-sujet européen5. Ce dernier devient une figure prométhéenne déifiée, occupant un point de vue surplombant, dominant la nature, niant le caractère intersubjectif de la production de connaissance (ibid. : 14-15). Cette idée de colonialité, qui a connu de nombreuses déclinaisons (des savoirs, de la race, du genre, du sexe, de l’être), est mise au compte des grands dévoilements conceptuels de l’histoire de la pensée, renouvelant les études féministes et les travaux sur le genre, ou encore les études sur la nature et le vivant (Mignolo et Walsh 2018 : 10 ; Escobar 2018 ; Falquet 2021). Les perspectives décoloniales croisent sur ce dernier point le projet de connaissance dudit « tournant ontologique », dont des auteurs proposent également de « décoloniser la pensée » ou d’« indigéniser l’anthropologie », non sans être en retour accusés de colonialisme (Todd 2016 ; Chivallon 2022).

Si, selon ce qui apparaît comme un récit canonique, la critique décoloniale a été structurée comme projet explicite dans les années 1990 en Amérique latine autour du groupe « Modernité/colonialité », s’inspirant aussi bien des théories de la dépendance que de la théologie de la libération et des militantismes indigènes et afro-descendants, Maldonado-Torres, Mignolo et Walsh font remonter la geste « décoloniale », geste de refus et de résistance à l’expansion capitaliste et coloniale européenne, au XVIe siècle. Son histoire serait coextensive à celle du colonialisme, aux frontières, aux marges et dans les interstices duquel la critique décoloniale se serait plusieurs fois manifestée sous diverses formes, en philosophie et sciences sociales, mais aussi chez différents révolutionnaires tiers-mondistes et autres résistants anonymes aux impérialismes, marginalisés par l’histoire. En cela, la « décolonialité » ne se conçoit pas sous une forme statique mais comme une forme relationnelle et dynamique, loin d’essentialiser la colonisation comme un phénomène uniforme. Ce faisant, l’idée est d’aller de l’« universel » vers le « pluriversel » et « l’interversel », la coexistence d’une multiplicité de vérités locales, aucune ne pouvant prétendre à une position de surplomb sur les autres. La pensée dite occidentale n’est ni rejetée ni exclue de ce mouvement, mais en fait partie au même titre et au même niveau que les autres (Mignolo et Walsh 2018 : 3).

Ces descriptions non exhaustives du postcolonial et du décolonial, bien que didactiques, ne sauraient saisir une bonne fois pour toutes la complexité et l’hétérogénéité de ces démarches respectives, traversées par des controverses internes, aujourd’hui influencées l’une par l’autre, leurs traits respectifs supposément caractéristiques se retrouvant chez des auteurs associés aux deux corpus. De plus, il serait malvenu de tenter de définir les démarches « décoloniales » en les réduisant à une seule voie, ce qui serait en soi un geste « moderne et colonial » (Mignolo et Walsh 2018 : 1). Allant à l’encontre de la notion de totalité, envisagée comme mouvement d’absorption dans le même et source de destruction du singulier, l’idée de décolonialité consiste à toujours laisser l’ouverture à d’autres perspectives pour la pensée et à d’autres manières de faire, toutes ayant égale légitimité. Il n’est ainsi de théories décoloniales que des théories locales, situées, et contextualisées, y compris quand elles se prononcent sur le global. Ce refus de la clôture théorique est partagé par les études postcoloniales (Kian 2010), Mbembe (2006 : 117) réfutant en ce sens la pertinence même de la notion de théorie pour les désigner. Peut-être s’agit-il tout au plus d’options, dont l’anthropologie s’est enquise, jouant d’ailleurs un rôle non négligeable, et parfois occulté, dans leur émergence. Quel lien l’anthropologie entretient-elle donc, aussi bien historiquement qu’actuellement, avec ces démarches ?

Anthropologie et critiques postcoloniales et décoloniales : une histoire polycentrique, des contributions invisibilisées

Deux mises en garde s’avèrent nécessaires quant aux termes eux-mêmes de la question, afin d’éviter les écueils d’un raisonnement essentialiste sur ce que sont les disciplines scientifiques. Premièrement, il convient d’envisager le « postcolonial » et le « décolonial » comme des signifiants flottants qui se gorgent d’un sens toujours renouvelé dans leurs circulations et traductions à travers le temps et les espaces nationaux, les textes se mouvant sans leurs contextes, leur caractère vague étant une source de malentendus propice aux déplacements conceptuels et à l’appropriation créative autant qu’à la polémique. Certains auteurs y sont tantôt associés tantôt exclus, parfois à leur propre étonnement, au gré des réceptions, traductions, ou stratégies éditoriales d’étiquetage ; ils peuvent accepter, rejeter ou s’accommoder de ces qualifications (Collier 2018).

Deuxièmement, il en va de même de l’« anthropologie », dont on ne saurait soutenir une définition qui retrouverait son essence en tant que forme de pensée, y compris en se repliant sur son histoire purement institutionnelle. Ses contours, sa méthode et son épistémologie ont toujours été des enjeux de tensions et de luttes, les anthropologues subissant de manière variée le magnétisme des disciplines voisines (sociologie, critique littéraire, sciences cognitives, neurosciences, archéologie), le champ étant disputé entre tenants d’une anthropologie « pure », d’une anthropologie « appliquée », ou d’une anthropologie « critique ».

Raisonner par « airs de famille » et affinités, pour dégager ce qui de la méthode anthropologique entre en résonance avec les critiques postcoloniales et décoloniales, pourrait en effet être tentant. Partir d’un double constat de différence entre les sociétés dites « occidentales » et d’autres types de sociétés, et d’inadéquation de l’appareil conceptuel des sciences sociales avec les réalités de ces dernières (Abdel-Malek 1972 : 41), caractérise la phase de germination de la critique — dans le marxisme ou la sociologie du développement — qui serait plus tard connue comme « postcoloniale ». Cette démarche, interrogeant l’universalité de l’universalisme, est tout à fait familière de l’anthropologie, ce qui pourrait placer la discipline dans un rapport d’affinité particulier avec les idées postcoloniales et décoloniales. Martins (2013) proposait en ce sens de voir dans la méthode maussienne, consistant à raisonner à partir de notions « indigènes » pour en faire des concepts scientifiques (mana, potlatch, ou hau), une anticipation des options décoloniales, l’effort intellectuel ainsi déployé valorisant la richesse culturelle et symbolique des peuples non européens en vue de développer une critique de l’utilitarisme économique moderne en le dénaturalisant. De manière plus générale, en tirant dès ses débuts des leçons générales sur la variété humaine depuis les périphéries du monde moderne, l’anthropologie n’a-t-elle pas toujours contribué à marginaliser le centre depuis lequel elle observait, en somme à « provincialiser » l’Occident (Chakrabarty 2009 [2000]), donnant à voir d’autres systèmes de valeurs possibles, de manières de vivre ensemble, voire le potentiel d’autres réalités ? Mais ce type de raisonnement comporte des limites et reviendrait à chercher à légitimer une démarche en se faisant inventeur d’une tradition disciplinaire, postulant l’existence d’un « esprit » qui transcenderait la diversité des pratiques de l’anthropologie, faisant fi des luttes internes au champ et de la géographie et de la géopolitique des savoirs qui lui président.

Ces points abordés, on voit combien la tâche qui consiste à qualifier les relations entre l’anthropologie comme discipline et les corpus postcoloniaux et décoloniaux s’avère complexe. Le titre même d’« anthropologue » ou la qualification d’« anthropologique » sont disputés, et l’argument d’autorité qui consisterait à opposer l’autorité d’un discours « scientifique » à certaines démarches jugées « militantes » serait éminemment réducteur. Affirmant cela, il ne s’agit pas d’invalider les exigences de formalisation d’une rigueur épistémologique du raisonnement scientifique, mais tout simplement de considérer comme relevant du domaine de l’existant la pluralité des sens accordés à la notion d’« anthropologie », et d’adopter un raisonnement non normatif et historique sur la formation des sciences et des constellations intellectuelles, ici quant aux conjonctions et disjonctions entre anthropologies et options « postcoloniales » et « décoloniales ». Ces dernières ne sont pas le produit d’une affinité de pensée intrinsèque aux corpus considérés, mais le fruit d’une action élective : celle d’acteurs académiques, éditoriaux, militants, associatifs situés dans des champs de lutte pour la légitimité de leurs savoirs, inégalement dotés d’influence et de prestige dans l’espace social, et dans les hiérarchies symboliques à l’échelle globale.

Il faut bien souligner que c’est en premier lieu par une critique interne que la discipline a été accusée d’être « fille de l’impérialisme occidental » ou « au service du colonialisme », certains anthropologues s’étant très tôt proposés d’explorer les conséquences aussi bien épistémologiques que politiques de cette collusion, dès les années 1950 (Leiris 1950 ; Balandier 1951 ; Maquet 1964 ; Leclerc 1972 ; Asad 1973 ; Copans 1975 ; Gough 1975 [1968]). Ces voix pionnières étaient moins inspirées par la littérature, du côté de laquelle on situe souvent l’émergence des critiques postcoloniales, que par la gauche anti-impérialiste, l’anthropologie africaniste marxiste ayant constitué un jalon historique important à cet égard (Dozon 2019). C’est paradoxalement cette critique interne qui a valu à l’anthropologie, dont les textes ont souvent servi à dénoncer la colonialité des savoirs, d’être plus souvent renvoyée au mauvais rôle qu’envisagée comme l’espace d’une critique « postcoloniale » avant l’heure. Outre l’étiquetage tardif revendiqué par des théoriciens australiens déjà évoqué, qui invisibilise les critiques anticoloniales et précocement « postcoloniales » des anthropologues antérieures aux années 1980, la marginalisation de la contribution de l’anthropologie aux débats sur la décolonisation tient aussi, évidemment, à la participation effective et consciente d’anthropologues aux administrations des empires et à des opérations de « pacification » militaires à la période coloniale — songeons aux rôles de Jacques Soustelle ou Jean Servier dans la guerre d’Algérie. Cela lui a valu d’être violemment rejetée ou interdite dans les nations fraîchement décolonisées, et sa mort imminente à la suite des décolonisations a été plusieurs fois annoncée, avant qu’elle ne soit réappropriée dans le cadre de projets intellectuels des pays indépendants, qui ont travaillé à y redorer son image, même si les appels à la décolonisation de l’anthropologie ont souvent été doublés d’un appel à dépasser les cloisonnements disciplinaires (Mafeje 1998 ; Nkwi 1998).

En outre, la contribution de ces anthropologues des pays décolonisés à la formation et à la circulation des pensées postcoloniales et décoloniales peut être partiellement invisibilisée à son tour par certains des récits canoniques d’émergence des pensées postcoloniales et décoloniales, eux-mêmes producteurs d’effets d’occultation auxquels il convient de demeurer vigilant, pour ne pas y réintroduire de la colonialité, ainsi que le note Fernanda Azeredo de Moraes dans sa contribution à ce dossier (voir aussi Moosavi 2020). Le récit généalogique qui tend à s’imposer aujourd’hui comme canonique, dont il faut admettre que la première partie de ce texte se fait le relai, est celui de pensées critiques postcoloniales et décoloniales issues des mondes respectivement anglophones et hispanophones, faisant la part belle à l’Amérique latine et aux États-Unis, ces courants rayonnant effectivement depuis les universités anglo-saxonnes, profitant de la visibilité offerte par leur place hégémonique dans le système-monde de la recherche universitaire (y compris en ce qui concerne les décoloniaux latino-américains les plus en vue). Cela ne les met d’ailleurs eux-mêmes guère à l’abri d’une critique décoloniale interne, la sociologue Silvia Rivera Cusicanqui pointant par exemple le caractère extractiviste de l’entreprise de pensée menée par Mignolo et ses pairs depuis les universités d’Amérique du Nord, fondée sur le monopole de l’usage de connaissances générées dans les Suds (Cusicanqui et Absi 2007 : 254-256).

Si certains de leurs détracteurs aimeraient réduire l’histoire de l’émergence de ces courants de pensée à un face à face transatlantique entre la France et les États-Unis – le produit d’un supposé malentendu entre une French theory et un « communautarisme » racialiste américain – force est de constater que l’histoire est bien plus complexe et s’ancre d’emblée dans l’élaboration d’une pensée à l’échelle globale, fruit conjoint des processus de décolonisation et de la mondialisation des sciences sociales. La liste des intellectuels transnationaux qui ont contribué à la critique serait longue, mais les origines de ces derniers soulignent que ces courants de pensée sont bel et bien une « aventure de la pensée mondiale » (Bancel 2012 : 146), un produit polycentrique émanant d’auteurs venus d’Afrique et d’Amérique latine autant que de Palestine, de Malaisie, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, des Républiques post-soviétiques, et des colonies françaises et britanniques dans le Pacifique et aux Antilles. Beaucoup ont été drainés vers les universités des puissances des centres européens et états-uniens, du fait même des phénomènes postcoloniaux ou de colonialité qu’ils prennent pour objet — et sont ainsi bien placés pour penser. À l’instar de ce que l’on peut constater pour la génération de l’anticolonialisme, l’idée d’une condition postcoloniale commune émerge du fait de leurs rencontres dans les grands centres urbains des anciennes métropoles européennes ou des États-Unis. Ces auteurs puisent par ailleurs dans des sources qui dépassent largement la philosophie française et s’instruisent des philosophies marxistes de langue allemande (École de Francfort) et italienne (Gramsci) comme de leurs prolongements critiques et réappropriations en langue arabe, espagnole ou portugaise, en les croisant à des corpus savants de différentes aires. Les pensées postcoloniales et décoloniales, y compris en anthropologie, ne sont donc ni latino-américaines ni anglo-saxonnes, mais bel et bien des pensées globalisées, dans lesquelles on retrouve des centres et des périphéries.

L’Inde, l’Amérique latine, le Moyen-Orient, et l’Afrique subsaharienne peuvent ainsi apparaître comme centraux dans le déploiement des pensées postcoloniales et décoloniales, notamment parce que la fabrique des options postcoloniales et décoloniales s’est parfois jouée dans la réinvention de ces « aires culturelles » en proposant une décolonisation des savoirs forgés sur elles6. D’autres régions apparaissent comme plus périphériques, comme l’Asie centrale, le Pacifique, ou le Maghreb, pour ne citer que quelques exemples. Les auteurs dont la critique fait écho aux projets postcoloniaux et décoloniaux qui en sont issus, qui n’ont pas toujours écrit des synthèses théoriques de leur conception de la décolonisation intellectuelle, se réservant par exemple d’écrire pour des publics militants ou locaux, ne sont souvent connus que des spécialistes de ces aires et n’atteignent pas le statut international dont peuvent bénéficier des figures plus célèbres. En sus, au sein même de ces macro-régions, des pays sont mis en avant au détriment d’autres, les intellectuels y bénéficiant de meilleures conditions matérielles ou de réseaux internationaux plus importants que dans les pays voisins (l’Égypte, le Sénégal, l’Afrique du Sud), ou encore d’une visibilité accrue du fait du colonialisme qu’ils critiquent (la Palestine). Il existe ainsi des hiérarchies internes de la connaissance qui se reproduisent à l’intérieur même des régions (dé)colonisées (Cusicanqui et Absi 2007). Souligner cela ne relève pas simplement d’une critique de la géopolitique des savoirs. Ces effets peuvent induire des biais d’analyse dans leur circulation, quand les expériences historiques de certains pays deviennent la métonymie des transformations postcoloniales de continents entiers ou de religions mondiales — songeons à l’hypertrophie du cas égyptien dans la constitution d’une anthropologie de l’islam.

Le cas du Maghreb, qui par son histoire coloniale devrait intéresser les lecteurs français au plus haut degré, est un exemple éclairant pour comprendre les handicaps de certaines régions dans l’inégale visibilité de leurs contributions propres à la constitution du paysage intellectuel international sur les questions postcoloniales. Selon Jocelyne Dakhlia (2023), cette marginalité tient entre autres à l’absence de la constitution d’un champ d’études « postcoloniales » maghrébin en tant que projet collectif et conscient — à l’instar de ce qu’ont pu être les subaltern studies pour l’Inde —, au caractère inaudible de leur « colère » à leur époque en France (années 1960-1970), et à l’histoire des politiques universitaires au Maghreb après les indépendances. En effet, relativement oubliés, des intellectuels maghrébins, dont certains étaient anthropologues, avaient élaboré des réflexions tout à fait similaires à ce qui serait plus tardivement connu comme la critique postcoloniale.

Il en va ainsi d’Abdallah Laroui, qui avait eu momentanément une renommée internationale. Ce dernier avait critiqué la fixation dans le passé des populations du Maghreb par la recherche orientaliste dès 19707. L’anthropologue Mouloud Mammeri avait, pour sa part, signé des critiques virulentes du colonialisme européen, et livré des pages lumineuses sur la collusion entre ce dernier et l’ethnologie, exprimant le sentiment d’amertume de l’indigène à l’égard de cette discipline dont il espérait qu’elle lui permette de regagner sa dignité (Mammeri 1957, 2008 [1973], 2001 [1980]). Plus précocement encore, l’Algérien Mohamed Sahli avait appelé de ses vœux une « décolonisation » de l’histoire et de la sociologie, une « révolution copernicienne » qu’il voyait comme nécessaire à l’expression de « l’humanité dans sa totalité et sa diversité » pour sortir de l’impasse de l’« égocentrisme européen » des sciences sociales (1965 : 152). Le plus connu de ces penseurs maghrébins aujourd’hui8 est sans doute Abdelkébir Khatibi, qui soulignait l’impératif d’une « décolonisation de la sociologie » (Khatibi 1967 : 28), et parlait de sa génération comme d’une « génération décoloniale », travaillée par la nécessité d’une « double critique » (Khatibi 2008 [1981] : 11), une méthode consistant à assumer sa propre complexité, à n’être dupe ni de la fascination de l’héritage occidental ni de celle de sa propre origine (ibid. : 10)9. C’était là pour lui une manière de se décoloniser, « une liberté sans solution finale » qui cultive une éthique de la marginalité vis-à-vis des grands systèmes de pensée, « une marge en éveil », selon sa belle formule, délibérément minoritaire, fragmentaire et inachevée (ibid. : 12-13).

Le projet fait écho à la double suspicion préconisée par Said (2010 [2000]) et Spivak (2010 [1999]), à la fois à l’égard du discours de la gouvernance impériale et de l’ethnocentrisme inversé qui consiste à essentialiser des identités indigènes, comme à l’idée décoloniale de « transmodernité », forgée par Enrique Dussel, qui se distancie de tout projet prémoderne, antimoderne ou postmoderne. La transmodernité impliquerait l’incorporation du caractère émancipateur rationnel de la « Modernité » et de son « Altérité niée », en passant par la négation de son innocence mythique (Dussel 1992 : 166-167). La « pensée-autre » de Khatibi est ainsi proche de l’« universalité autre » du « pluriversalisme transmoderne » des décoloniaux latino-américains, fait à la fois de différence inassimilable et d’universalité, « doublement critique » à la fois à l’égard des fondamentalismes eurocentriques et tiers-mondistes (Hurtado López 2023 : 33)10.

Ces mêmes voix critiques de la collusion de l’anthropologie avec le colonialisme ont pu l’envisager au contraire comme la science par excellence pour combattre l’eurocentrisme — si cela ne se vérifie pas au résultat, au moins fut-ce toujours l’intention affichée — et décoloniser les savoirs (Nyamnjoh 2012 : 80). Mammeri assignait ainsi un rôle précis aux intellectuels indigènes (dé)colonisés, qu’il désignait poétiquement comme une « petite cohorte de voleurs de feu » : empêcher que le crime de l’ethnologie ne se commette, celui qui consistait à « nous comprendre pour nous réduire, en renversant la perspective de cette science occidentale à notre égard » (Mammeri 2001 [1980] : 15). Il fallait récupérer cette science pour en retourner les présupposés et les mettre au service des sociétés colonisées. Ces chercheurs participaient du processus global d’appropriation créative de réinvention permanente des savoirs « dérobés » à leurs maîtres, écrivant ainsi une histoire de l’anthropologie comme butin de guerre, matrice des critiques postcoloniales et décoloniales.

L’anthropologie a donc fait partie des disciplines pionnières dans la formulation des critiques épistémologiques de l’eurocentrisme, depuis tous les espaces du globe, mêlant projet théorique et idéal d’émancipation politique. C’est sur ce dernier point que les anthropologues seront peut-être les plus divisés sur les mouvances postcoloniales et décoloniales. Le décolonial est à la fois projet scientifique, projet d’émancipation politique, et ajoutons, dans une certaine mesure, produit sur un marché éditorial. Ce caractère polymorphe donne du fil à retordre aux ethnographes pour se situer dans ces débats, puisqu’en tant qu’idéal politique, ces thèses peuvent constituer à la fois un cadre d’analyse, qui peut éveiller la sympathie des anthropologues à maints égards, et un objet d’étude. Cela ne va pas sans poser des problèmes de méthode par récursivité des concepts de sciences sociales dans le champ militant, provoquant une incertitude sur les modalités d’évaluation du discours, une tension qui parcourt les articles qui composent ce dossier.

Les malaises de l’anthropologie universitaire

En effet, la visée des recherches postcoloniales et décoloniales est aussi bien heuristique — il s’agit de produire du savoir en décalant ou retournant le regard — que normative — il s’agit de changer la société (Colin et Quiroz 2023). Plusieurs anthropologues sollicités dans le cadre de ce numéro ont évoqué un malaise dans l’écriture des recensions, ayant du mal à trouver un point d’équilibre entre l’adhésion, fût-elle théorique ou politique, à certaines propositions postcoloniales ou décoloniales, et les problèmes méthodologiques et épistémologiques posés par des raisonnements parfois trop décrochés des observations empiriques. Certains ont finalement refusé de se prêter à l’exercice pour ne pas adopter une position de surplomb du « scientifique » sapant un discours « idéologique », avec lequel ils pouvaient par ailleurs se sentir en affinité. Un malaise symétrique a été exprimé par ceux qui avaient pour charge de commenter des textes critiques envers la pensée décoloniale, gênés par le répertoire hybride oscillant entre arguments scientifiques et prises de position politiques.

Même quand ils peuvent être bienveillants à leur égard d’un point de vue politique et moral, certains ethnographes pourront reprocher aux auteurs associés au postcolonial ou au décolonial de simplifier le grain du quotidien, ou de l’histoire, en ramenant systématiquement les relations observées à des binarismes dérivés de phénomènes historiques vastes, tels que le capitalisme globalisé et les colonialismes dans leur diversité, difficilement saisissables dans les interactions à ras du sol qui font la matière à penser des ethnographes. Par ailleurs, le brouillage volontaire de la séparation entre distanciation scientifique et engagement politique peut être source d’une anxiété épistémologique pour des anthropologues formés aux méthodes de l’ethnographie classique, y compris les plus ouvertes à la réflexivité et à la déconstruction postmodernes.

En effet, si l’avènement de la critique postcoloniale est indissociable de celui de la critique postmoderne, une différence majeure entre les deux courants tient à leurs rapports respectifs aux grands récits d’émancipation et de lutte. Au relatif détachement du second répond une adhésion du premier à l’urgence d’un projet politique (Said 2005 [1980] : 378-379). Dans son commentaire de L’Orientalisme, James Clifford (1988) relevait ainsi un paradoxe qui s’applique certainement à nombre d’auteurs postcoloniaux et décoloniaux : en déconstruisant le discours colonial occidental, ils font usage d’une philosophie post-structuraliste et anti-humaniste visant la production d’un discours humaniste. Ils se placent ainsi en quête d’une adéquation entre les structures du savoir-pouvoir et une certaine idée de l’essence humaine, et ses idéaux de justice, de dignité et d’égalité (que les postmodernes ne prendraient que comme autant de signifiants à déconstruire). Du côté de la pensée décoloniale latino-américaine, on retrouve cette même prise de distance à l’égard du postmodernisme, ce dernier étant chargé de tous les défauts de la modernité qu’il dénonçait en sommant de déconstruire toute forme d’héritage, de subjectivité et de discours réflexifs, y compris pour les acteurs auxquels ces possibilités étaient déjà niées par le colonialisme et les savoirs eurocentriques modernes. Le postmodernisme est accusé de confiner à un certain nihilisme vis-à-vis des téléologies de tout projet émancipateur, se faisant instrument potentiel de colonisation et de destruction : plus personne — y compris les Occidentaux modernes — n’est en position de définir le progrès (Mendietta 1996).

Cette position paradoxale découle de la complexité des positions sociales et historiques des auteurs postcoloniaux et décoloniaux, et peut laisser perplexes des anthropologues quant à la distance, autant épistémologique qu’axiologique, à entretenir à l’égard de certaines catégories conceptuelles et conceptions de l’histoire, l’idée d’« émancipation » mettant nombre d’entre eux mal à l’aise — en effet, à partir de quel socle normatif la définir ?

Outre l’adhésion aux grands récits émancipateurs, l’autre source de malaise pour l’anthropologie universitaire tient à l’indistinction délibérée qui en découle entre théorie et praxis. En effet, pour les décoloniaux, la critique du caractère heuristique de la séparation entre sujet et objet est doublée d’une critique de la distinction entre théorie et pratique. La décolonialité apparaît dès lors comme un enchevêtrement de théorie et de praxis, sans que la première ne domine ou ne précède la seconde. C’est aussi bien une théorie pratique qu’une praxis théorique, une manière de penser autant qu’un mode d’agir collectif, voire un mode de vie ou une attitude (Maldonado-Torres 2006). Les auteurs décoloniaux promeuvent ainsi une critique plus fondamentalement ancrée dans et par les savoirs et expériences des populations anciennement ou actuellement colonisées (Mignolo et Walsh 2018 : 3). Mus par un désir d’horizontalité, ils proposent de penser avec plutôt que de réfléchir sur les peuples, savoirs, sujets ou luttes (ibid. : 17).

Bien qu’elles demeurent tout à fait minoritaires, les ethnographies décoloniales inspirées par ces principes d’indistinction entre théorie et praxis se multiplient à la marge du champ universitaire. Alonso Bejarano, López Juárez, Mijangos García et Goldstein (2019), anthropologues et militants, soulignent ainsi que malgré ses nombreuses critiques internes, et leurs efforts pour penser les relations de pouvoir au fondement de sa pratique, l’anthropologie est encore marquée par une colonialité originaire et un caractère profondément extractiviste, basée sur une inégalité de pouvoir, de positions et d’accès, des disparités qui reflètent les logiques et structures historiques de la formation de la discipline en contexte colonial, survivant dans la dualité entre le monde académique et ce qui lui est extérieur. Ils accusent les anthropologues d’extraire les données de la vie d’autres sur le terrain sans contribuer aux mondes qu’ils étudient, nourrissant simplement la vaste machine du capitalisme académique (ibid. : 7-8). Dans le sillage de la recherche-action, de la recherche participative et des interventions sociologiques, et s’inspirant de la génération des anthropologues militants noirs américains représentée par Faye Harrison (2010 [1991]), qui prônait de décoloniser la discipline pour la mettre au service d’une libération, ces auteurs proposent de « décoloniser l’ethnographie » en libérant l’appareil de production intellectuelle par la socialisation de la production de données, passant par la valorisation des formes de savoirs locaux et la diffusion des travaux vers des publics non universitaires. Les recherches doivent impulser des changements sociaux désirés par les groupes participant à l’enquête, dont les membres sont tous considérés comme de potentiels ethnographes de leur propre condition et producteurs de savoirs légitimes. L’ethnographie devient un outil à disposition des luttes politiques, un instrument contre-hégémonique au service de la capacité d’agir des subalternes, faits coauteurs des publications qui en ressortent, dans le cadre d’une anthropologie militante (Alonso Bejarano et al. 2019 : 9). Cette méthodologie de recherche décoloniale, modèle exigeant d’engagement critique avec le monde, est illustrée dans ce dossier par la recension proposée par Marjolaine Bédiat-Collomb de l’ouvrage Kuxlejal Politics, dans lequel Mariana Mora revient sur sa recherche avec le mouvement zapatiste dans le Chiapas.

Ce type de démarches peut poser des problèmes pratiques et méthodologiques aussi bien qu’éthiques à nombre d’anthropologues-ethnographes. Premièrement, la démarche n’est pas exempte de conceptions paternalistes, contre lesquelles plusieurs décoloniaux ont d’ailleurs mis en garde — a-t-on vraiment besoin d’universitaires pour se décoloniser (Mignolo 2014) ? Deuxièmement, on entrevoit toute la difficulté de les opérationnaliser, considérant les entraves posées par la gestion managériale des universités, dont les contraintes de productivité et d’administration laissent peu de place pour des enquêtes aussi exigeantes sur le plan relationnel, impliquant de multiples allers-retours des écrits entre anthropologues-militants et anthropologues-universitaires, que chronophages. Comment faire quand ils n’écrivent pas la même langue ? Ou quand les premiers sont analphabètes ou illettrés ? Le support audio-visuel ou graphique peut bien sûr être envisagé, une méthode déjà largement plébiscitée par les décoloniaux comme par l’université néolibérale, même s’il faut souligner que les productions écrites ne perdent rien de leur aura et tiennent toujours le haut du pavé dans les hiérarchies du champ scientifique.

Mais ce ne sont pas là les seuls obstacles, d’autres barrières se surimposent à ces contraintes pragmatiques. Qu’en est-il quand l’anthropologue ne partage pas le même univers épistémique, ou les mêmes objectifs politiques et moraux et conceptions de la justice que ces derniers, tout subalternes fussent-ils ? Pour ne prendre qu’un exemple duquel l’auteur de ces lignes est familier, mettre sa pratique au service du projet de société de groupes de migrants évangéliques en Europe, subalternes à de multiples égards (par la race, la classe, et le genre quand il s’agit de femmes, ou encore considérés en tant qu’inférieurs épistémiques par la religion), à savoir convertir le monde à une certaine idée de l’Évangile, reviendrait-il à « décoloniser » l’anthropologie ? Leur « guerre spirituelle » n’est-elle pas un combat politique pour une société qu’ils considèrent comme plus juste ?

Les anthropologues universitaires qui définissent l’ethnographie comme leur cœur de métier seront peut-être plus à l’aise dans un espace médian des options postcoloniales et décoloniales, à équidistance entre les espoirs utopiques et les critiques dystopiques dont elles peuvent être porteuses. L’idéal décolonial opérant dans et au-delà des enceintes universitaires, des ethnographes qui travaillent sur des questions afférentes, comme les luttes pour l’autonomie des peuples autochtones, peuvent choisir de prendre le discours décolonial comme un discours emic, sans pour autant l’adopter comme cadre analytique. La raison tient à ce que ce discours pourrait amener à occulter certains effets générés par son appropriation militante, reconfigurant parfois les subjectivités autour de catégories ethnicisantes ou indigénéisantes dans le but de revendiquer ou faire valoir leurs droits d’« autochtones » — non sans toujours les usurper à d’autres. L’historicité des identités, les ethnogenèses pouvant avoir lieu à des rythmes rapides, freine l’adoption d’un cadre de lecture où apparaîtraient clairement des structures sociales stabilisées sur la longue durée opposant des minoritaires à des majoritaires, des racisés à des racialistes, des dominés à des dominants, la grille de lecture coloniale apparaissant dès lors à l’anthropologue comme un usage politique du passé plus qu’un outil analytique, notamment s’il n’adhère pas politiquement aux conséquences des luttes, qui peuvent d’ailleurs aller à l’encontre des intentions idéologiques affichées, relativisant la charge utopique du discours décolonial. C’est en ce sens que dans sa contribution à ce dossier, en discutant l’ouvrage de Penelope Anthias sur les effets de l’industrie extractive en Bolivie, Kyra Grieco distingue travail de recherche décolonial et anthropologie de la décolonisation comme processus. Il en va de même lorsque, à l’inverse, la charge de la pensée n’est pas utopique mais dystopique, quand la dénonciation de la continuité des structures coloniales ou impérialistes donne à voir un monde clos par le pouvoir, dans lequel il ne reste plus ni ligne de fuite ni marge de manœuvre ou réflexivité critique aux acteurs, alors que l’ethnographe observe de multiples pratiques de résistance ou de pas de côté qui ne se laissent guère écraser ou même comprendre par les problématiques du colonialisme ou de la colonialité. C’est le problème que pose Alice Aterianus-Owanga dans son article sur l’ouvrage Afrodystopie de Joseph Tonda. Si cet auteur, qui contribue également au dossier, ne s’inscrit pas dans les mouvances postcoloniales et décoloniales — il est même explicitement critique envers ces travaux —, sa pensée entretient un dialogue intime avec ces corpus et y contribue inévitablement.

De l’autre côté du spectre, les critiques des options postcoloniales et décoloniales, même quand elles se font au nom de la scientificité, ne sont pas non plus exemptes de fonds idéologiques et politiques. L’anthropologie pourra là aussi adopter une éthique de l’équidistance entre l’idéal naïf de scientificité et la réaction politique. C’est ce que soulignent les contributions respectives d’Ary Gordien et Ashley Mayer-Thibault, commentant respectivement les ouvrages d’Alain Policar, L’inquiétante familiarité de la race, et Jean-Loup Amselle, L’universalité du racisme. Ary Gordien montre tout le caractère problématique de ces critiques, qui peuvent confondre les usages et discours militants de l’antiracisme décolonial avec des travaux d’anthropologie d’inspirations diverses (intersectionnalité, décolonial, études critiques de la race). Il ne se prive guère pour autant de concéder que l’anthropologie doit également apprendre de ces regards, aussi mal informés soient-ils, par exemple en veillant, si elle n’essentialise pas la race, à ne pas essentialiser les processus de racialisation. Ashley Mayer-Thibault pointe, quant à lui, les usages politiques et moraux du constructivisme social sur la question des identités, dans la mesure où cette méthode scientifique peut faire écho à un positionnement politique dans un champ identitaire ou religieux, ici dans les politiques de l’identité juive.

Enfin, si elles cherchent à se défaire de tout un faisceau de conventions en opérant en dehors du monde académique, les pensées décoloniales ne vont pas sans courir le risque d’être détournées, réduites à un « effet de vogue », et récupérées par les logiques compétitives, individualistes et racistes contre lesquelles elles entendent lutter (Izharuddin 2019 : 137). Bien que déplaisante pour les principaux concernés, cette qualification critique renvoie bien à une réalité, le monde scientifique étant de plus en plus empreint des logiques marchandes qui limitent le potentiel subversif des options décoloniales, mettant en doute la possibilité même d’une décolonisation intellectuelle depuis le monde académique (Moosavi 2020). En effet, les signifiants « postcolonial » comme « décolonial » peuvent être disjoints de leurs intentions émancipatrices, et réduits à des marques ou des objets de consommation qui « rapportent », dont il est possible d’objectiver les effets dans les champs scientifique et éditorial (Chivallon 2007 et 2022). Certains chercheurs peuvent même devenir, malgré eux, l’objet de ces logiques de classement. Dans sa contribution à ce dossier, Joseph Tonda propose en ce sens une analyse du livre d’entretiens entre Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s), dans laquelle il renvoie dos à dos le philosophe et l’anthropologue, et souligne que le corps et le nom « exotiques » du chercheur « postcolonial » pourraient être soumis, bien malgré lui, aux politiques de la valeur capitaliste, le colonialisme déterminant en dernière instance étant moins celui de l’Occident sur le reste du monde, que celui de la valeur et de l’argent dans l’ensemble des sociétés.

Dans cette introduction, j’ai proposé de fournir quelques éléments permettant de guider la lecture de ce dossier thématique sur l’anthropologie et ses liens avec les options postcoloniale et décoloniale, en discutant certaines idées concernant la genèse et la vocation de ces corpus. J’ai tenté ce faisant de dégager les liens historiques complexes et ambivalents que l’anthropologie entretient avec ces options, tout en cherchant à demeurer dans une définition problématique des contours de la discipline. L’anthropologie a été à la fois objet et matrice de ces critiques, entretenant à leur égard une relation d’extériorité critique comme d’affinité profonde.

Le dossier qui suit souligne l’existence et la possibilité d’intensification d’un dialogue fécond et horizontal entre l’anthropologie dans ses acceptions académiques (actuellement définies sur la base d’observations ethnographiques situées et opposables) et les grands récits produits par le contrechamp de l’anthropologie que constituent les options postcoloniales et décoloniales. L’attitude heuristique consiste ainsi à se laisser troubler par la radicalité de ces dernières, puisqu’elles incitent à une mise en mouvement de la pensée en cherchant à en exhumer les présupposés colonialistes, tout en veillant à leur offrir un contrepoint empirique, attaché à l’évaluation de l’adéquation des descriptions aux faits observables et à la plausibilité des interprétations qui en découlent.

L’idée est ainsi de maintenir une distance critique à l’égard des écrits postcoloniaux et décoloniaux comme de ceux de leurs détracteurs, permettant à l’anthropologie d’évoluer dans un espace tiers, à équidistance des discours utopiques et dystopiques, comme du scientisme naïf et du conservatisme politique. La pratique de l’ethnographie enjoint en effet un certain soupçon à l’égard de l’efficacité symbolique des grands récits émancipateurs, y compris ceux proposés par les postcoloniaux et décoloniaux, plus souvent défendus sous la forme d’essais que d’études empiriques – bien que, comme nous l’avons vu, des ethnographies, de facture très particulière, se présentent comme décoloniales ou décolonisées. Sans y être hostiles par principe, les anthropologues peuvent prendre ces grands récits comme des points d’appui bons à penser, en ce qu’ils injectent effectivement de l’intelligibilité dans l’analyse de certaines relations sociales, mémorielles, raciales, ou de genre, tout en leur apportant des contrepoints empiriques attachés au grain et aux aspérités du vécu quotidien, qui peuvent complexifier leurs perspectives, sans manquer de rester alertes aux conséquences éthiques et politiques de leur savoir.

1 Je tiens à exprimer ma dette envers Alice Aterianus-Owanga, sans l’appui de laquelle ce numéro n’aurait jamais abouti. Je suis néanmoins seul

2 La variété et la labilité des usages des termes rendent nécessaire la précaution de l’adverbe, la cohérence de chaque étiquette est en réalité

3 Jusque-là, malgré des histoires différentes, les deux courants ne semblent pas se distinguer de manière tout à fait explicite, même si les termes « 

4 En effet, le label de postcolonial studies émerge dans le sillage des travaux d’Edward Said et du groupe d’historiens des subaltern studies (Guha et

5 Affirmation qui mérite d’être nuancée, considérant les savoirs comparables à ceux des Européens produits dans les Empires islamiques. Voir Bertin (

6 Repenser l’anthropologie depuis l’Afrique a par exemple constitué une entreprise particulièrement productive. Le CODESRIA, à Dakar, a joué un

7 Le marxiste franco-égyptien Anouar Abdel-Malek dès 1963 est aussi reconnu comme précurseur de cette critique avant lui.

8 Précisons que s’il est cité parfois comme à « l’avant-garde » des théories décoloniales (Mignolo 2001 ; Dufoix 2023a : 67), il fut interrogé à ce

9 S’il le critiquait par ailleurs, on devine notamment cette influence dans son commentaire de l’essai de Berques, Dépossession du monde (1964)

10 Il faut se garder de voir dans ces penseurs maghrébins une génération spontanée, déconnectée des circulations intellectuelles globales. Khatibi

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1 Je tiens à exprimer ma dette envers Alice Aterianus-Owanga, sans l’appui de laquelle ce numéro n’aurait jamais abouti. Je suis néanmoins seul responsable du contenu de ce texte.

2 La variété et la labilité des usages des termes rendent nécessaire la précaution de l’adverbe, la cohérence de chaque étiquette est en réalité construite rétrospectivement par les généalogies, à la manière des inventions de traditions.

3 Jusque-là, malgré des histoires différentes, les deux courants ne semblent pas se distinguer de manière tout à fait explicite, même si les termes « dé-colonial » ou « décolonial » sont déjà utilisés (Maldonado-Torres 2006).

4 En effet, le label de postcolonial studies émerge dans le sillage des travaux d’Edward Said et du groupe d’historiens des subaltern studies (Guha et Spivak 1988), spécialistes de l’Inde. L’expérience latino-américaine apparaissait hors champ.

5 Affirmation qui mérite d’être nuancée, considérant les savoirs comparables à ceux des Européens produits dans les Empires islamiques. Voir Bertin (dans ce volume) et Affaya, Azeredo de Moraes et Mahieddin, 2022.

6 Repenser l’anthropologie depuis l’Afrique a par exemple constitué une entreprise particulièrement productive. Le CODESRIA, à Dakar, a joué un rôle-clé dans cette centralité de l’Afrique dans la refondation postcoloniale des sciences sociales (Zevounou 2020). On peut également mentionner le travail d’intellectuels africains importants sur ces questions comme l’anthropologue Archie Mafeje (voir Devisch et Nyamnjoh 2005).

7 Le marxiste franco-égyptien Anouar Abdel-Malek dès 1963 est aussi reconnu comme précurseur de cette critique avant lui.

8 Précisons que s’il est cité parfois comme à « l’avant-garde » des théories décoloniales (Mignolo 2001 ; Dufoix 2023a : 67), il fut interrogé à ce propos lors d’un entretien à l’approche de sa disparition lors duquel il affirma ne pas les avoir lues et n’avoir rien à en dire, semblant éprouver à leur égard un certain désintérêt (Wahbi 2010 : 74) — ce qui souligne une fois de plus la difficulté posée par les entreprises d’étiquetage intellectuel.

9 S’il le critiquait par ailleurs, on devine notamment cette influence dans son commentaire de l’essai de Berques, Dépossession du monde (1964), présenté comme une première tentative de « sociologie de la décolonisation ». Voir Khatibi (1967 : 24).

10 Il faut se garder de voir dans ces penseurs maghrébins une génération spontanée, déconnectée des circulations intellectuelles globales. Khatibi était ami de Said, lecteur et commentateur de Fanon et Derrida. Mammeri avait fait partie de la délégation algérienne à la Conférence culturelle de La Havane de 1968, à laquelle avaient participé nombre de penseurs latino-américains, dont des théoriciens de la dépendance qui constitueraient une source d’inspiration pour la critique décoloniale. Dramaturge à ses heures, c’est d’ailleurs à la disparition de la société aztèque qu’il consacre sa pièce Le banquet, y voyant un paradigme de la violence et de la destruction coloniale subie par l’Algérie.

Emir Mahieddin

Emir Mahieddin est anthropologue, chargé de recherche au CNRS et membre du Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor). Ses travaux, à la croisée de l’anthropologie politique du religieux et de l’anthropologie de l’immigration, portent principalement sur les christianismes évangéliques en Europe du Nord.