Décoloniser et émanciper par la démocratisation du processus de production de connaissances

À propos de Mariana Mora, Kuxlejal Politics. Indigenous Automony, Race, and Decolonizing Research in Zapatista Communities, 2017

Marjolaine Bédiat

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Marjolaine Bédiat, « Décoloniser et émanciper par la démocratisation du processus de production de connaissances », Lectures anthropologiques [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 22 février 2024, consulté le 30 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/1062

En menant une recherche proactive et appliquée avec les communautés autonomes zapatistes dans l’État du Chiapas, l’anthropologue Mariana Mora démontre que, malgré les politiques multiculturelles, l’État mexicain reproduit des mécanismes de subordination racialisés. Sur la base d’une démarche décolonisante et historicisée menée conjointement avec les acteurs locaux, l’auteure comprend que la possibilité pour les collectifs zapatistes de tendre vers une véritable autonomie se joue dans la politisation de leur vie quotidienne, par le « faire soi-même ». L’originalité de cette recherche et sa portée heuristique résident principalement dans une méthodologie décoloniale et féministe. Ainsi, la politique kuxlejal — terme vernaculaire signifiant « la vie » — représente l’avènement de l’autonomie quotidienne et pratique, en sortant des seules sphères des prises de décision des assemblées communautaires et municipales. Elle contrecarre alors la figure racialisée portée par le gouvernement.

By conducting proactive and applied research with the autonomous Zapatista communities in the state of Chiapas, anthropologist Mariana Mora demonstrates that despite multicultural policies, the Mexican state reproduces racialized mechanisms of subordination. On the basis of a decolonizing and historicized approach carried out jointly with local actors, the author understands that the possibility for the Zapatista collectives to strive for real autonomy is played out in the politicization of their daily life, by doing it oneself. The originality of this research and its heuristic scope lie mainly in its decolonial and feminist methodology. Thus, kuxlejal politics - a vernacular term meaning “life” - represents the advent of daily and practical autonomy, leaving the sole decision-making spheres reduced to community and municipal assemblies. It then thwarts the racialized figure worn by the government.

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Mariana Mora, 2017, Kuxlejal Politics. Indigenous Automony, Race, and Decolonizing Research in Zapatista Communities, Austin, University of Texas Press

Mariana Mora, anthropologue basée à Mexico, a travaillé plusieurs années au Chiapas avec les bases de soutien zapatistes Caracoles de Morelia et La Garrucha1. À travers cet ouvrage, elle offre une perspective innovante sur la production des données anthropologiques. En questionnant la pratique ethnographique, l’auteure propose une méthode décoloniale et historicisée, « un modèle d’engagement critique avec le monde, plutôt qu’une explication distanciée et magistrale du monde » (Herzfeld, cité par Knauft 2006 : 413).

Le livre met en avant le terme kuxlejal qui signifie, en langue tzotzile, « vie » (p. 19), ce qui est révélateur de sa démarche ethnographique. En effet, Mariana Mora s’est énormément impliquée dans le quotidien de ses interlocuteurs en faisant des membres de la communauté de véritables acteurs de sa recherche. Mariana Mora a ainsi participé aux mécanismes d’organisation d’un autogouvernement ayant pour objectif de prendre des décisions collectives et de mettre sur pied leurs propres projets d’éducation, de justice, d’agriculture et de santé. Elle a participé activement aux actions, aux débats internes, tout en menant sa recherche en relation constante avec les acteurs locaux.

Mariana Mora développe les négociations, les entretiens et les discussions collectives auxquelles elle a pris part afin de cerner les motivations et les fonctionnements qui sous-tendent le mouvement et son organisation. Ainsi, malgré les politiques multiculturelles officielles mises en place au Mexique ces vingt dernières années, l’État réactive des mécanismes de subordination raciale des Indigènes, notamment face aux propriétaires terriens (Adonon 2008). L’auteure mêle méthodes proactives, féministes et décoloniales tout en livrant un portrait détaillé de la vie quotidienne des habitants de la municipalité autonome zapatiste Diecisiete de Noviembre, et en questionnant un réseau d’acteurs politiques nationaux et internationaux. Cette enquête multidimensionnelle fait émerger l’analyse des pratiques culturelles tzeltales, tojolabales et tzotziles à travers la production de connaissances et l’exercice du pouvoir2.

Tout l’intérêt de la problématique centrale de la pensée novatrice de Mariana Mora est de saisir, en dépit des discours officiels valorisant le multiculturalisme, dans quelle mesure les politiques économiques néo-libérales de l’État mexicain et les recherches scientifiques menées jusqu’alors ont généré une série de conditions contradictoires pour le projet autonome zapatiste.

Après avoir abordé la contextualisation et les enjeux de sa recherche, je me pencherai sur l’enracinement de la question coloniale dans l’histoire du Mexique et ses répercussions sur les dynamiques néocoloniales contemporaines pour interroger, dans un troisième temps, la persistance des mécanismes de racialisation à l’œuvre dans les politiques menées par le gouvernement mexicain. J’apporterai toutefois quelques nuances quant à l’analyse faite par Mora des usages sociaux des catégories raciales par les acteurs, notamment la catégorie d’« indien », qui peuvent aussi bien relever d’un processus d’assignation qu’être mobilisées comme ressource dans des jeux d’intérêt politique comme je l’ai révélé dans mes propres travaux de recherches dans l’État d’Oaxaca au Mexique. Je terminerai sur la notion d’autonomie telle que l’entend Mariana Mora.

Un positionnement épistémologique décolonial

Les acteurs rencontrés par l’auteure lui ont permis d’envisager les récits à propos des haciendas et les histoires de traumatismes comme faisant partie intégrante des effets des politiques de néo-libéralisation contemporaines (p. 9). Cet ouvrage nous permet de questionner, grâce à une méthodologie d’enquête renouvelée, les stratégies plurielles à l’œuvre dans les relations de pouvoir entre l’État et les communautés locales.

Le positionnement épistémologique choisi par Mariana Mora consiste à décoloniser les méthodes de recherche afin de renforcer la compréhension des communautés zapatistes. L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et son porte-parole, le « sous-commandant Marcos », déclarèrent la guerre au gouvernement mexicain et à son armée le 1er janvier 1994, en présentant 12 demandes dans un communiqué intitulé « Première déclaration de la forêt Lacandone » : « travail, terre, logement, alimentation, santé, éducation, indépendance, liberté, démocratie, justice, paix, droit à l’information et à être informé ».3 La date du 1er janvier 1994 aurait été choisie en lien avec la signature de l’Accord de libre-échange entre le Mexique, les États-Unis et le Canada (dit ALENA). Cette date est effectivement symbolique pour les zapatistes de l’État du Chiapas, qui n’a bénéficié que très tardivement des acquis agraires de la révolution mexicaine par rapport au reste du pays, en raison d’une oligarchie conservatrice surnommée la « famille chiapanèque ». Jusqu’aux années 1970, dans les grandes propriétés, il existait des formes d’exploitation de la main-d’œuvre indigène proches du féodalisme.4 De ce fait, les luttes paysannes s’intensifièrent au début des années 1970. Dans les années 1980, les élites du Chiapas utilisèrent les appareils d’État locaux et nationaux pour intimider et assassiner des militants paysans. Cette pratique poussa certains indigènes à se révolter, y compris par la lutte armée. La dimension nationaliste constitue l’autre constante. Au moment précis où entra en vigueur le traité de l’ALENA, le mouvement zapatiste dénonça un gouvernement qui aurait vendu la patrie et souligna le déficit d’indépendance et de souveraineté engendré par cette décision.

À la fin de l’année 1994, les zapatistes prirent 38 chefs-lieux municipaux afin de les transformer en « municipalités autonomes et rebelles », obligeant ainsi le gouvernement à prendre leur initiative au sérieux et à réinstaurer le dialogue. Ce n’est finalement que le 10 mars 1995, après l’approbation par le Congrès de la « loi pour le dialogue, la conciliation et la paix digne au Chiapas », que les négociations purent reprendre avec la suspension des opérations militaires contre l’EZLN. Débutèrent dès lors les dialogues de San Andrés sur les droits et la culture indigène dans le village de San Andrés Sacamch’en de los Pobres dans la région de Los Altos (Melenotte 2014). Ces derniers événements donnèrent lieu à divers mouvements de politisation d’organisations indiennes dans le pays qui convergèrent pour donner naissance à un mouvement national indien, incarné par l’EZLN.5 Au cœur du Chiapas, les populations proposent depuis lors des actions non gouvernementales afin de favoriser des politiques éducatives, sanitaires, culturelles et environnementales autonomes. Chacun travaille à la réalisation de projets, de propositions et de pratiques locales indépendantes des appareils d’État, visant une nouvelle forme de légitimité indigène.

Proposant un cadre de recherche en opposition avec l’héritage colonial et patriarcal de l’État mexicain, Mariana Mora plaide pour un travail universitaire inscrit dans un dialogue permanent avec les communautés locales. Cette relation a également donné lieu à des processus locaux d’autonomisation. Ainsi, la relation entre la chercheuse et ses interlocuteurs a permis la réalisation d’une analyse scientifique, mais également l’émergence de nouveaux débats et projets en faveur des acteurs locaux. L’auteure privilégie dès lors un travail en lien avec les actions menées par les femmes, les considérant comme centrales dans le processus de décolonisation des pratiques politiques et culturelles mises en place par les populations locales. En trois sous-sections succinctes, l’auteure décompose « la démocratisation de la production de connaissances »6 (pp. 50-55), « le pouvoir de l’écrit et de l’oral » (pp. 55-62) et « l’interview comme témoignage des pratiques à travers l’histoire » (pp. 62-68). Mariana Mora décrit les processus et les pratiques de recherche qui remettent en question les concepts de base de la réflexivité des scientifiques et transforment la façon dont nous, chercheurs, pourrions considérer les tensions et les relations de pouvoir à l’œuvre dans le développement et le déploiement de la recherche. Ainsi, elle s’emploie à prouver la nécessité de ne pas réaliser une étude à propos des populations locales, mais de mettre les outils de la recherche à disposition des populations pour qu’elles se l’approprient et en développent une pratique active et appliquée. Mariana Mora analyse dans le cinquième chapitre la dimension féministe de la participation non seulement au sein de la vie domestique, mais aussi de la vie politique de l’organisation. Cet examen en profondeur de la lutte des collectifs féminins confrontés à la colonialité genrée permet à l’auteure de développer la notion de « politisation de la vie domestique », cette dernière étant très souvent une affaire de femmes. Son projet est un modèle de recherche collaborative avec les communautés. Elle revient sur la manière dont les communautés zapatistes ont non seulement demandé des changements, mais également remis en question l’intérêt pratique qu’une étude universitaire pouvait avoir pour eux. Les acteurs avec lesquels — et non sur lesquels — l’auteure travaille, en particulier les femmes, se sont approprié l’arène politique locale et ont transformé les entretiens en groupes de discussion s’inscrivant dans une plate-forme de dialogue pour partager leurs propres récits des souffrances et des traumatismes endurés. Mariana Mora s’est abstenue de participer à la préparation des séances d’entrevue par les femmes et ne comprenait pas tous leurs échanges lorsqu’ils se déroulaient dans leur langue. Les femmes se sont réservé des parties de la discussion, mais ont également fait un effort pour produire des déclarations écrites et faire comprendre que celles-ci étaient basées sur des expériences vécues (p. 59). De cette façon, les communautés se sont consciemment placées au centre de l’histoire et du processus de recherche. Les entretiens ont permis à l’auteure de comprendre la notion de kuxlejal comme une idée politique essentielle issue de leur propre réflexion sur le projet d’autonomie. Mora la traduit comme un effort quotidien pour « vivre dignement », ou comme une « politique de la vie » capable de transformer le statu quo (pp. 18-23). L’anthropologue ne livre pas une version romantique du mouvement zapatiste ; elle sort d’une conception de la recherche scientifique permettant le seul progrès de la connaissance abstraite en travaillant avec et pour ses interlocutrices lors de leurs échanges et de la réalisation d’actions politiques concrètes. Elle sert avant tout leur cause en participant à leurs actions. Elle n’effectue pas une analyse de leurs pratiques, mais participe à l’élaboration de leurs activités et leur apporte son aide active, notamment lors de la réalisation de programmes politiques. Ainsi, sa démarche fondamentale n’est pas celle qui préside à la réalisation d’un travail scientifique, mais celle qui consiste à mener des actions en tant que membre à part entière du collectif. De cette manière, sa conceptualisation nous aide à comprendre les racines historiques et les pratiques actuelles des communautés zapatistes en les plaçant sur le devant de la scène. La question du pouvoir est centrale dans les recherches développées par l’auteure, comme nous le saisissons à travers le sixième chapitre de l’ouvrage, dans lequel elle explique en détail la structure de gouvernement des communautés zapatistes. Avec le concept de mandar obedeciendo (diriger en obéissant), on comprend la notion d’« autorité » telle que vécue par les membres élus de la communauté : ils préfèrent détenir une forme d’autorité pour un temps restreint et toujours remise en question par le groupe, plutôt que d’incarner l’autorité, distinguant ainsi entre « avoir » et « être » le pouvoir.

Les membres, élus pour une durée de six mois, se partagent le commandement à travers trois principes : rotation, révocation de mandat et responsabilité. Suivant cette idée, ils perturbent l’ancien système d’autorité qui reproduisait des dynamiques racialisées sur les indigènes, en les assignant à l’obéissance ; ils seraient « nés pour obéir ». Par conséquent, « diriger en obéissant » implique l’écoute des individus pour répondre à leurs besoins. Au cœur de cette logique, gouverner est aussi un acte d’apprentissage, la principale capacité étant celle de savoir écouter. Dès lors, puisque gouverner consiste à apprendre, l’auteure de ce livre présente une analyse du système éducatif des communautés zapatistes au sein desquelles les mêmes logiques autonomistes sont appliquées. Montrant l’exemple de la configuration du système éducatif à travers une assemblée et ses processus de décision lors desquels même les enfants participent, Mariana Mora éclaire la praxis du mandar obedeciendo.

L’enracinement de la question coloniale dans l’histoire et ses répercussions néocoloniales contemporaines

En questionnant la place des femmes et leur rôle majeur dans la lutte zapatiste, Mariana Mora nous permet de saisir comment leurs témoignages sont l’écho de l’enracinement des enjeux coloniaux au sein de leur vie quotidienne et de quelle façon ces récits vont leur permettre d’être actrices de leurs propres histoires et de dépasser le statut de victime. À l’aide de ces témoignages, l’auteure reconstruit la façon dont s’est mise en place et poursuivie la déshumanisation de la population autochtone comme mécanisme oppressif promu par la population métisse. Cependant — et c’est sans doute là un des points forts de l’ouvrage — Mariana Mora ne se situe pas seulement dans le registre de la dénonciation, mais envisage avant tout une position proactive. C’est dans cette démarche qu’elle travaille sur le fonctionnement du Groupe des femmes diocésaines (CODIMUJ) et de l’Association mexicaine des femmes (AMMAC), où les femmes sont considérées en tant que victimes de la racialisation à l’œuvre au Mexique, ayant fait des groupes qui se revendiquent « indigènes » une totalité cohérente envisagée à travers l’idée de « race » à part entière et de minorité ethnique. Les femmes sont également dépeintes comme les victimes de violences sexuelles, mais plus encore comme actrices de leurs propres changements. En effet, une fois que les individus sont racialisés, il est fondamental d’étudier ce qu’ils font de cette racialisation ; ce va-et-vient est nécessaire dans la recherche pour ne pas soumettre les acteurs à leur seule condition de victimes. Le travail précis de recension de récits de vie et de témoignages fait alors émerger la nécessité de l’examen du rôle de l’économie de l’hacienda7 au Chiapas jusqu’au XXe siècle. Mariana Mora défend l’idée selon laquelle la néolibéralisation au Chiapas et, en réponse, le projet zapatiste d’exiger l’autonomie de l’État « ne pouvaient être pleinement compris dans leurs manifestations locales à moins d’être lus à la lumière des expériences de vie intergénérationnelles » (p. 10) sur les grands domaines et les haciendas. Il est ainsi nécessaire d’étudier historiquement les processus de racialisation afin de cerner les moyens par lesquels le mouvement zapatiste a tenté de repousser les politiques néolibérales. Elle montre que les haciendas, plus que des sites d’oppression économique, fonctionnaient « comme des institutions de servitude » (ibid.). C’est à travers les témoignages de membres de la communauté qu’elle raconte les récits de souffrances et de traitements racistes qui ont alimenté le désir de changement et de rébellion de nombreux militants zapatistes. Les indigènes ont en effet dû servir les Criollos et les Espagnols et ont de fait incorporé leur position de servitude. Les institutions héritières de ce fonctionnement ont naturalisé des mécanismes de domination et d’infériorité. La continuité entre le modèle de l’hacienda et les processus de néolibéralisation des années 1990 réside précisément dans la racialisation des communautés autochtones et les souffrances subséquentes. L’auteure soutient ici que les priorités politiques nationales en matière d’aides économiques et de lutte contre la pauvreté8 ont invisibilisé les communautés indigènes et les mécanismes de subordination à l’œuvre, au contraire des politiques centrées sur les droits culturels. Selon Mariana Mora, le gouvernement mexicain aurait infantilisé les populations indigènes à travers ces programmes d’aide et ainsi maintenu une forme de domination héritée de l’époque coloniale.

Persistance des mécanismes de racialisation malgré les politiques officielles

Mariana Mora définit la racialisation comme « des processus de domination qui maintiennent une certaine stabilité à travers des cadres historiques ou spatiaux » (p. 10). Plutôt que de simplement définir ce qu’est le racisme, son objectif est d’analyser ce que fait le racisme (p. 14).9 Sous l’effet des critiques postmodernes interrogeant l’autorité de l’ethnographe et sa capacité à produire des textes surplombants, la description figée, le processus d’écriture évacué de toute réflexivité ou l’utilisation du présent ethnographique, l’anthropologie a développé de nouveaux cadres pour sa pratique (Fabian 1983 ; Marcus et Fisher 1986 ; Clifford et Marcus 1986, entre autres). Dès lors, l’ethnographie de Mariana Mora et des auteurs travaillant ces thématiques n’est plus pensée comme « pratique », ni comme « enquête » ou technique de collecte de données, mais comme un processus posant le chercheur et ses interlocuteurs comme des acteurs d’une démarche réciproque et conjointe de partage des savoirs, scientifiques et autochtones (Ghasarian 2004 : 14-16 ; Hastrup 1990 : 57).

Cependant, le propos défendu ne semble pas suffisamment nuancer une réalité moins binaire qu’il n’y paraît. Mariana Mora n’évoque que trop rarement les capacités des individus eux-mêmes à utiliser des stratégies ou des catégories racialisantes telles qu’« indien ». Les acteurs locaux ont également bien souvent le talent de s’emparer ou d’initier des réformes reproduisant sans doute des cadres racialisants, mais offrant des possibles avec lesquels négocier.

Dans le cadre de la rédaction de ma thèse en anthropologie politique, j’ai effectué une enquête de terrain dans l’État d’Oaxaca de septembre 2014 à mars 2018, durant plusieurs mois chaque année. J’ai alors étudié un conflit électoral opposant deux groupes d’habitants d’une même commune en partant du postulat qu’il s’inscrit dans des processus stratégiques de légitimation, historiquement construits à travers une crise socio-économique. J’ai cherché à apporter un éclairage sur les enjeux de revendication identitaire au Mexique en les analysant à l’aune de l’axe problématique central des questions de souveraineté. San Sebastián Tutla, en périphérie de la capitale d’État, connaît de graves tensions politiques depuis les années 1990 avec des conflits notamment induits par la coexistence sur un même territoire municipal d’une population « allogène » et d’une population se revendiquant « indigène ». Les autorités locales se servent de la nouvelle législation électorale pour maintenir leur pouvoir et contrôler les opposants. Un exemple permet d’éclairer cette idée : on observe une véritable lutte pour le maintien des coutumes dans un contexte de changements sociaux et culturels accélérés. Le recensement réalisé par l’Instituto Nacional de Estadística y Geografía (INEGI) révèle que la municipalité de San Sebastián Tutla comptait en 2010 une population totale de 16 241 habitants. Le quartier de logements sociaux à loyers modérés d’El Rosario créé en 1985 sur le territoire municipal de San Sebastián Tutla recense quant à lui près de 12 000 habitants, soit 80 % de la population totale de la municipalité. Depuis 1997, ils se mobilisent pour réclamer leur droit de participer au gouvernement local.10 Les habitants du bourg chef-lieu de la municipalité de San Sebastián Tutla se considèrent comme membres d’une communauté aux intérêts communs, revendiquent leur origine territoriale ancestrale et rejettent selon ce principe les membres du quartier d’El Rosario.

Ils prétendent également que les habitants du quartier refusent de participer au système de charges11 et n’ont, de ce fait, pas le droit de cité. La vente des biens communaux par les dirigeants de la cabecera (chef-lieu de la municipalité) dans les années 1980 a favorisé une croissance économique locale allant de pair avec l’exacerbation du localisme et d’une identité indigène. L’ancrage identitaire de ce nouveau groupe social revendiquant des « us et coutumes » en commun s’est alors justifié par une appartenance au territoire depuis au moins quatre générations et l’héritage de la terre par le mariage ou par un degré plus ou moins important de parenté sous le régime communal ou ejidal12. Les membres sont liés à un réseau de parenté essentiellement consanguin ou de parrainage rituel qui leur permet de participer aux activités politiques et sociales locales et d’influencer la prise de décision communautaire. Les postes qu’ils occupent alors sont représentés dans trois sphères de pouvoir : le religieux, le régime foncier et la politique territoriale (López Caballero 2012). Tous ces éléments forment un réseau social qui s’entretient et se maintient sur le territoire défini comme communautaire. Les habitants venus d’autres territoires et ne partageant pas ces réalités construites sont alors perçus comme des étrangers. Les membres de la communauté zapotèque de San Sebastián Tutla mobilisent des catégories d’auto-identification et les législations indigènes pour asseoir leur pouvoir au sein de la commune et rejeter toute forme de participation politique d’habitants non indigènes. À chaque nouvelle élection, les camps s’opposent au niveau juridique et les membres de la communauté centrale du bourg chef-lieu mobilisent les catégories telles que « populations autochtones » ou « peuples marginalisés » pour construire leurs discours et affirmer leurs droits autonomistes. Ainsi, les politiques publiques et les nouvelles législations, censées lutter contre la discrimination raciale, ne sont pas qu’un vecteur d’infantilisation du groupe : elles sont parfois mobilisées par les acteurs pour servir leurs propres intérêts politiques quotidiens.

Kuxlejal politics débute sur cette nécessité fondamentale d’appréhender l’autonomie des communautés zapatistes en se focalisant sur la politique quotidienne. Il s’agit dans l’ouvrage de Mariana Mora de suivre les populations dans leurs pérégrinations ordinaires pour saisir comment l’autonomie revendiquée signifie avant tout « faire soi-même ».13 L’auteure est devenue militante à leurs côtés, aidant aux multiples actions mises en place qu’elles soient politiques, économiques, juridiques, éducatives ou environnementales. L’intérêt de Mariana Mora pour l’autonomie s’inscrit dans un contexte politique qui valorise la démocratie participative. Il s’agit de s’émanciper des structures d’organisation de la politique, pas d’y participer. Pour les populations avec lesquelles l’auteure travaille, il n’est pas question de simplement participer au processus d’autonomisation mis en place et avalisé par le gouvernement, mais bien d’agir librement. C’est cette revendication de l’autonomie quotidienne, ordinaire, que soutiennent Mariana Mora et les membres de la communauté zapatiste.

Conclusion

« L’imagination et la pratique anthropologiques peuvent être analysées comme une composante essentielle du régime de pouvoir moderne » (Escobar et Restrepo, 2009 : 86).

L’apport de l’ouvrage de Mariana Mora est majeur en ce qu’il suggère que l’avenir des sciences humaines et sociales décoloniales réside dans la capacité des chercheurs et chercheuses à collaborer avec les acteurs de terrain et à repenser leurs catégories de représentations, notamment celle de l’autonomie. L’ouvrage de Mariana Mora se réfère alors à la politique kuxlejal comme :

« fondement de l’autonomie zapatiste qui rejette l’imposition de techniques et technologies racialisées et imposées qui déshumanisent la vie, incluant les programmes d’assistance sociale gouvernementaux ayant un fondement paternaliste et raciste, les relations de pouvoir verticales qui reproduisent le métissage ajvalil (terme tzotzil signifiant le gouvernement patron) au niveau local, et l’inertie qui consiste à reconcentrer les terres communales en titres individuels » (p. 43).14

Ainsi, la politique kuxlejal représente l’avènement de l’autonomie quotidienne et pratique, en sortant des seules sphères des prises de décisions des assemblées communautaires et municipales. Ce faisant, elle contrecarre la figure racialisée portée par le gouvernement qui, malgré les discours officiels valorisant le multiculturalisme et l’intégration de politiques davantage interculturelles, a généré une série de conditions contradictoires pour le projet autonome zapatiste. Son travail de recherche est un formidable témoignage d’une anthropologie appliquée, centrée sur les besoins et spécificités locales des acteurs avec lesquels elle travaille, permettant ainsi de se dégager d’une analyse surplombante.

1 Les bases de soutien zapatistes sont des zones territoriales qui ont été conquises à travers les luttes zapatistes et qui fonctionnent aujourd’hui

2 Les volontés autonomistes des populations zapatistes résident principalement dans l’affirmation de l’importance de savoirs dits interculturels

3 Éléments issus de ma thèse : Marjolaine Bédiat, Mutations du politique et nouvelles formes de légitimités. Ethnographie des enjeux contemporains du

4 Extrait de https://alma-de-chiapas.com/zapatiste/.

5 Éléments issus de ma thèse (cf. note 3).

6 NDE : Les traductions des citations utilisées dans cet article sont toutes de Marjolaine Bédiat.

7 L’hacienda est une exploitation agricole de grande dimension dans laquelle travaillaient des Mexicains au service des patrons espagnols et criollos.

8 Le programme Oportunidades ou encore celui dédié à reconfigurer le rapport à la terre à partir du programme de certification Procede.

9 Sous-titre et premières phrases extraits de ma thèse (cf. note 3).

10 Extrait de ma thèse (cf. note 3).

11 Le système de charges consiste en la rotation des postes principaux inhérents au bon fonctionnement de la municipalité. Chaque membre de la

12 L’ejido est une portion de terrain à usage public, elle peut appartenir à une municipalité ou à un État. Cette forme d’appropriation de la terre

13 Extrait de ma thèse (cf. note 3).

14 Cité dans ma thèse (cf. note 3).

Adonon Akuavi, 2008, « Autochtonie, Autonomie, Altérité. Les visages de la gouvernance dans le Chiapas indigène », Cahiers d’anthropologie du droit, no 56, p. 123-138.

Clifford James et Marcus George (dir.), 1986, Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography. Berkeley, University of California Press.

Escobar Arturo et Restrepo Eduardo, 2009, « Anthropologies hégémoniques et colonialité », Cahiers des Amériques latines, no 62, p. 83-95.

Fabian Johannes, 1983, Time and the Other. How Anthropology Makes its Object. New York, Columbia University Press.

Ghasarian Christian, 2004, De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouveaux enjeux. Paris, Colin.

Hastrup Kirsten, 1990, « The Ethnographic Present. A Reinvention », Cultural Anthropology, no 5, p. 45-61.

Knauft Bruce, 2006, « Anthropology in the Middle », Anthropological Theory, no 6, p. 407-430.

López Caballero Paula, 2012, Les Indiens et la nation au Mexique. Une dimension historique de l’altérité. Paris, Karthala.

Marcus George et Fisher Michael, 1986, Anthropology as Cultural Critique. An Experimental Moment in the Human Sciences. Chicago, University of Chicago Press.

Melenotte Sabrina, 2014, Caciquismes, résistances, violences. Les pedranos de l’État mexicain dans le Chiapas postrévolutionnaire. Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie sociale, EHESS.

1 Les bases de soutien zapatistes sont des zones territoriales qui ont été conquises à travers les luttes zapatistes et qui fonctionnent aujourd’hui avec une partielle autonomie. Elles sont favorables à un gouvernement local autonome basé sur le fonctionnement des dynamiques zapatistes. Ces territoires sont regroupés en communautés autonomes incluant plusieurs villages.

2 Les volontés autonomistes des populations zapatistes résident principalement dans l’affirmation de l’importance de savoirs dits interculturels, valorisant leurs connaissances ancestrales. Cette affirmation imprègne notamment les activités éducatives alors que des programmes interculturels sont proposés aux enfants des régions zapatistes. L’enjeu politico-éducatif se situe ainsi au niveau du contrôle de l’incorporation de valeurs particulières et de savoirs issus des pratiques culturelles et de l’ethnohistoire. La réalisation de nouveaux programmes scolaires davantage régionalisés et la mise en place de comités politiques autonomes démontrent une volonté de la part de ces populations de participer pleinement et sur un pied d’égalité avec les autres populations à la vie politique, sociale et économique de leur nation, sans que leurs singularités culturelles se trouvent menacées.

3 Éléments issus de ma thèse : Marjolaine Bédiat, Mutations du politique et nouvelles formes de légitimités. Ethnographie des enjeux contemporains du conflit électoral de San Sebastián Tutla (Mexique). Thèse de doctorat, université Lumière Lyon 2, 2022.

4 Extrait de https://alma-de-chiapas.com/zapatiste/.

5 Éléments issus de ma thèse (cf. note 3).

6 NDE : Les traductions des citations utilisées dans cet article sont toutes de Marjolaine Bédiat.

7 L’hacienda est une exploitation agricole de grande dimension dans laquelle travaillaient des Mexicains au service des patrons espagnols et criollos. Elle est alors devenue le lieu du pouvoir et d’une démonstration de statut social dont l’héritage est encore présent aujourd’hui. Les exploitations agricoles dites haciendas ont été abolies par la constitution mexicaine de 1917. Elles furent démembrées à partir de cette date, leurs propriétaires pour la plupart indemnisés, les terres gagnées furent nationalisées, puis réparties en petites propriétés nommées ejido.

8 Le programme Oportunidades ou encore celui dédié à reconfigurer le rapport à la terre à partir du programme de certification Procede.

9 Sous-titre et premières phrases extraits de ma thèse (cf. note 3).

10 Extrait de ma thèse (cf. note 3).

11 Le système de charges consiste en la rotation des postes principaux inhérents au bon fonctionnement de la municipalité. Chaque membre de la communauté doit consacrer au minimum une année à la municipalité en effectuant une charge. Il existe alors une échelle de 12 charges à réaliser, la plus prestigieuse, celle de président municipal, n’étant accessible qu’après avoir effectué toutes les autres.

12 L’ejido est une portion de terrain à usage public, elle peut appartenir à une municipalité ou à un État. Cette forme d’appropriation de la terre aurait fait son apparition à San Sebastián Tutla en 1927, et serait une conséquence de la révolution mexicaine. Aujourd’hui, il est encore possible d’observer la revendication ejidal de relation à ces terres publiques.

13 Extrait de ma thèse (cf. note 3).

14 Cité dans ma thèse (cf. note 3).

Marjolaine Bédiat

Marjolaine Bédiat est docteure en anthropologie politique au Laboratoire d’anthropologie des enjeux contemporains (LADEC) à l’université Lumière Lyon 2, au département des sciences humaines et sociales. Elle est membre du projet REVECO (Représenter la violence dans l’espace colombien : lignes de rupture et dynamiques de continuité dans les territoires urbains de « l’après-guerre »), piloté par le LADEC, TRIANGLE et le CERAPS et membre du comité de relecture de la revue Cahiers Tocqueville des jeunes chercheurs (CTJC). Ses travaux de recherche portent sur les mutations démocratiques contemporaines au Mexique.