Afrodystopie(s), ou l’impossible décolonisation des imaginaires en Afrique centrale ?

À propos de Joseph Tonda, Afrodystopie. La vie dans le rêve d’Autrui, 2021

Alice Aterianus-Owanga

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Alice Aterianus-Owanga, « Afrodystopie(s), ou l’impossible décolonisation des imaginaires en Afrique centrale ? », Lectures anthropologiques [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 22 février 2024, consulté le 30 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/1079

Cet article dialogue avec l’ouvrage de Joseph Tonda et sa conceptualisation de l’impérialisme postcolonial pour faire émerger des lignes de questionnement autour des consciences critiques, des indocilités postcoloniales, et de la possibilité ou non de sortie de l’Afrodystopie que laisse entrevoir le modèle d’inconscient dévorateur décrit par Tonda. Je montre dans un premier temps comment les réflexions de longue date de Joseph Tonda sur les concaténations entre domination coloniale, capitalisme, missions évangéliques et registre de l’invisible font de sa pensée un outil incontournable pour appréhender les rapports au politique, au religieux et à la domination en Afrique centrale, qu’il renouvelle dans Afrodystopie en théorisant — avec Freud et Marx — la part d’inconscient et de projection dans le rêve d’Autrui caractéristique des sociétés postcoloniales. Le compte rendu réfléchit ensuite aux angles morts produits par une pensée de l’Afrodystopie au singulier, et interroge la possibilité que l’anthropologie des formes les plus sombres des sociétés d’Afrique centrale élaborée par Tonda soit complétée par une ethnographie des tentatives de libération, de survie collaborative ou de réparation que les humains élaborent pour rendre ce cauchemar vivable, voire pour en sortir.

This paper enters into a conversation with Joseph Tonda’s work and his conceptualization of postcolonial imperialism in order to bring out lines of discussion around the issue of critical consciousness, postcolonial indocilities, and the (im)possibility of escaping from Afrodystopia implied by Tonda’s model of the devouring unconscious. I first show how Joseph Tonda’s longstanding reflections on the concatenations between colonial domination, capitalism, evangelical missions and the register of the invisible make his thought an essential tool for thinking about the relationships to politics, religion and domination in Central Africa, which he renews in Afrodystopie by theorizing – with Freud and Marx – the part of the unconscious and projection into the dream of the other that is characteristic of postcolonial societies. The paper then reflects on the blind spots produced by a conception of Afrodystopia in the singular form, and questions the possibility that Tonda’s anthropology of the darkest sides of Central African societies be completed by an ethnography of the attempts at liberation, collaborative survival, or reparation that humans elaborate to make this nightmare livable, or even to escape from it.

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Compte rendu de Joseph Tonda, 2021, Afrodystopie. La vie dans le rêve d’Autrui. Paris, Karthala

J’ai grandi avec les récits des colons et des missionnaires. 1472 : arrivée des Portugais. Le Gabon a ensuite appartenu aux Anglais, aux Hollandais et aux Français. Il y a des comptoirs le long de la côte, pour l’esclavage. 1839 : le lieutenant Bouet-Wuillaumez signe une convention avec le roi Denis, consacrant ainsi la présence française. 1842 : évangélisation avec Monseigneur Bessieux. […] Avant ces dates, rien n’existe… Mais qui étions-nous avant qu’on nous découvre ?

La cinéaste belgo-gabonaise Yveline Nathalie Pontalier nous interpelle par ces mots dans son récent film documentaire Sur le fil du Zénith (2021). Cette balade esthétique et poétique retrace son parcours initiatique dans le culte du Bwiti fang, son travail d’exhumation des pans oubliés de son histoire familiale et, par extension, sa quête d’une histoire gabonaise qui reste la grande oubliée des manuels scolaires : celles des transmissions culturelles discrètes qui se sont dissimulées dans les plis de la soumission aux entreprises missionnaires, coloniales, et « civilisationnelles ».

Peut-on se raconter autrement que par le regard, les mots, les archives et les grands récits de ceux qui nous ont colonisés ? Peut-on se sentir soi et se reconnaître comme tel dès lors que les fils et formes de la transmission culturelle se sont ainsi distendus, entremêlés et confondus avec ceux d’un autre dont la domination s’est imposée par des voies multiples et coercitives ?

Ces interrogations sont au cœur de nombreuses réflexions chez les historiens et les anthropologues, autant que chez les artistes et écrivains. Elles ont été mises au premier plan des débats publics ces dernières années, en France comme dans certains pays d’Afrique, signant les nouveaux tournants d’une discussion qui anime les sociétés africaines au moins depuis les indépendances.

Sans les formuler de cette manière, c’est en partie à ces questions que s’attaque Joseph Tonda dans son ouvrage Afrodystopie (AD). En démontrant la puissance inconsciente des mécanismes croisés du capitalisme et du racisme sur les rêves des citoyens africains, il y offre un contrepied pour le moins original, sombre et quelquefois déroutant vis-à-vis d’une série d’autres travaux souvent classés à la hâte dans le registre des études postcoloniales1, et qui visent à imaginer des présents et des futurs africains en dehors des paradigmes occidentalocentrés.

L’œuvre de Joseph Tonda a récemment fait l’objet de diverses rencontres, en Europe comme au Gabon, et l’un de ses ouvrages a été traduit outre-Atlantique (Tonda 2020). Ces événements ont contribué à faire connaître une pensée complexe, qui capture avec une acuité rare la violence des imaginaires et des rapports sociaux fabriqués dans les sociétés d’Afrique centrale, au fil d’histoires successives d’accommodation à la colonisation, aux missions, à l’autoritarisme postcolonial, au capitalisme néolibéral et à l’entrée dans le règne des écrans. Les propositions conceptuelles contenues dans Afrodystopie récapitulent et renouvellent ainsi des lignes théoriques échafaudées dans les dernières décennies, et elles ne peuvent être lues isolément de deux autres ouvrages qu’elles viennent compléter, Le Souverain moderne (Tonda 2005) et L’impérialisme postcolonial (Tonda 2015), auxquels je me référerai par moments dans ce compte rendu2.

La discussion esquissée ici n’a cependant pas pour objectif de récapituler et expliciter les différents pans de la pensée de Tonda, une entreprise périlleuse à laquelle je ne m’aventurerai pas, mais qu’ont récemment accomplie avec brio ses complices Florence Bernault et Peter Geschiere (2022). En rendant compte des grandes lignes d’AD et du triptyque qu’il clôture, il m’intéresse surtout ici de discuter d’un aspect capital, mais finalement quelque peu invisibilisé par les orientations théoriques de Joseph Tonda, celui des indisciplines, de la « conscience critique », et in fine de la possibilité (ou non) de sortir de l’Afrodystopie. Cette discussion que j’engage avec Joseph Tonda fait suite à d’autres échanges formels ou informels que nous avons pu entretenir autour de divers projets lors de mes périodes de vie et de recherche à Libreville3, et elle sera nourrie par des exemples puisés dans le contexte du Gabon contemporain ou des pays voisins. Car en deçà de la teneur englobante de la notion d’Afrodystopie (présentée par Tonda au singulier), ce sont avant tout des dystopies gabonaises et congolaises qu’il dissèque, ce qui laisse à penser (j’y reviendrai) qu’il existe une variété d’Afrodystopies, et que cette notion devrait être caractérisée par son hétérogénéité et ses incohérences plutôt que par une idée d’uniformité.

Dans ce compte rendu, je commence par apporter quelques éléments de repère sur un ouvrage dense, théoriquement foisonnant, parfois étourdissant, avant de m’arrêter à certains aspects qui traversent les chapitres finaux, pour montrer en quoi la connaissance hors pair des mécanismes décrits par Tonda fait de son œuvre un outil incontournable pour penser les rapports au politique, à la vie et à la domination en Afrique centrale. Je réfléchirai ensuite aux angles morts produits par une représentation de l’impérialisme en termes hégémoniques, et j’interrogerai la possibilité que cette anthropologie des formes les plus sombres des sociétés d’Afrique centrale soit complétée par une ethnographie des tentatives de libération, de survie collaborative ou de réparation que les humains élaborent pour rendre ce cauchemar vivable, voire pour en sortir.

Théoriser le rêve d’Autrui et les chimères du continent noir

Depuis les indépendances et bien avant, le Gabon se pense, s’imagine et se définit au travers d’un inconscient impérialiste, germé dans les plis de la mission civilisatrice et des étapes successives de colonialisme et de néocolonialisme. Cette pensée se manifestait déjà dans le discours du premier président gabonais Léon M’Ba, que Tonda cite dans son introduction, et qui expliquait — dans un slogan depuis lors célèbre au Gabon — que tout Gabonais a deux pays, le Gabon et la France. Léon M’Ba officialisait ainsi discursivement cette impression de lien privilégié qui caractérisa longtemps les Gabonais vis-à-vis du reste du continent, justifiant leur affirmation d’être les plus français du continent africain. Pour Tonda, ce rêve de France du président Léon M’Ba marqua l’un des points culminants d’une plongée dans le règne du malheur, et il est paradigmatique de cette vie dans le rêve d’Autrui qui caractérise les lieux de l’Afrodystopie.

Part sombre de l’impérialisme postcolonial, l’inconscient qui inspirait le rêve de Léon M’Ba est régi par les lois du capitalisme et du racisme dont il est corollaire, il se niche dans un espace d’indiscernabilité entre le monde du réel et de l’imaginaire, et il se manifeste au travers d’une série de vérités quotidiennes et d’images vivantes dont traite AD, dans un jeu d’écho entre science-fiction orwellienne, fictions africaines (littéraires ou chansonnières), et anecdotes ethnographiques. Reprenant un concept qu’il proposait avec Florence Bernault (2009), Tonda parle d’Afrodystopie pour qualifier ce lieu du malheur dans lequel habitent les sujets africains, et qui — au contraire des dystopies littéraires — constitue la texture de leurs quotidiens.

L’introduction et les trois premiers chapitres de l’ouvrage posent l’architecture de la pensée de Joseph Tonda et des tournants qu’il amorce avec AD. Il y poursuit une réflexion qui se caractérise par différentes charpentes théoriques, elles-mêmes supportées par une somme (vertigineuse) de références et de corrélations analytiques. La première de ces caractéristiques tient dans la place de la théorie marxiste de la valeur dans la conceptualisation de cet inconscient postcolonial impérialiste et les racines qu’il trouve dans la transformation de l’humanité noire en valeur au cours de l’expansion capitaliste, de l’esclavage et de la traite ; la deuxième caractéristique réside dans l’idée d’une articulation et d’une consubstantialité entre l’imaginaire et le réel, que Tonda explicite en mettant en relation Cornelius Castoriadis et Gilles Deleuze ; la dernière, plus particulièrement développée dans AD, porte sur la place des rêves ou des fantasmes dans ce lieu afrodystopique, rêves qui seraient la manifestation d’un rêve unique et dévorant dont le sujet ne serait pas les humains, mais la valeur et la marchandise. C’est sous cet angle combinant néomarxisme et modèle freudien que Tonda entend, avec AD, combler certains points aveugles des sciences sociales, des études postcoloniales ou des théories décoloniales, ceux relatifs à la place des rêves et des imaginaires dans l’oppression (inexpugnable) du capitalisme et de l’impérialisme postcolonial.

Dans le premier chapitre, Tonda montre comment bien loin d’être une unique réalité africaine, cet inconscient impérialiste qui vit et rêve en nous tous.te.s se forge dans un jeu de miroirs et d’imaginaires croisés entre l’Afrique et le monde « euroaméricain » (surtout nourri en réalité par des exemples français). Il s’arrête sur l’affaire de la publication par le journal Valeurs actuelles d’images d’une députée noire, Danièle Obono, représentée en esclave nue. Ces images ignominieuses sont interprétées comme le symptôme d’une France atteinte « d’idées délirantes », de cet « inconscient du colonialisme, de l’impérialisme et du racisme qu’il produit » (AD : 30-31), mais aussi de l’impasse de la vie des Africain.e.s, afro-descendant.e.s, ou Gabonais.e.s d’origine qui, comme Obono, ont accompli le rêve du premier président Léon M’Ba de vivre en France. Dans cet inconscient impérialiste, le continent noir est « une réalité chimérique » créée par les fantasmes des colons et renouvelés dans l’Europe contemporaine, qui continue à rêver d’un continent noir sans Noirs. Cet impérialisme et cette vie dans le rêve d’Autrui ne se limitent pas au domaine des images, et se matérialisent dans des dispositifs économiques, comme celui du franc CFA, qui amène de nombreux États africains à voir leur économie régulée par la Banque de France (AD : 32).

Les chapitres 2 et 3 développent davantage les définitions de ce qui est entendu chez Joseph Tonda au travers des notions de « rêve » et « Autrui ». Engageant une lecture de Freud, actualisée par des références à Bernard Lahire ou à Marc Augé, Joseph Tonda reprend l’idée qu’il existerait un « ça » qui vit, rêve en nous, et pense pour nous à notre insu, et dont l’origine serait le désir de la marchandise et la valeur. Dans les sociétés d’Afrique centrale, le rêve en question serait doublement « compliqué ». D’abord, car la possibilité de circuler entre le monde du rêve et le monde de la veille s’est vue fortement affectée par la brutalité du moment colonial, tout comme l’activité onirique, la capacité à se rêver, s’imaginer et se projeter en dehors des codes et contraintes imposés par une exo-entité hégémonique. Ce fait d’habiter son monde onirique sur le modèle construit par un Autrui hégémonique est une première caractéristique de ce « rêve compliqué ». Cette notion est empruntée à Freud pour rendre compte du côté « incompréhensible » ou « absurde » de cet univers, « dans lequel les sujets désirent, pensent, agissent et rêvent dans un rêve qui n’est pas le leur » (AD : 41). Cette complication est redoublée par le fait que dans ce rêve, le Noir n’est rien, et comme en témoignent les exemples de Danièle Obono ou de Maboula Soumahoro citée dans l’ouvrage, son humanité est niée en permanence par ceux qui inspirent son rêve, qui détiennent les marchandises et les technologies convoitées.

Depuis qu’ils ont intériorisé le langage de la mission civilisatrice, qu’ils ont été capturés par ce trio mortifère de « l’État-Big Brother, l’Argent et Dieu » (AD : 56), les élites et les classes moyennes gabonaises et africaines vivraient donc dans ce rêve dont ils ne sont pas les auteurs, et qui s’avère de surcroît être hanté par la mort. En effet, durant la période esclavagiste, coloniale, puis sous le régime de Mobutu et d’autres autocrates d’Afrique centrale, les citoyens de ces dystopies ont été aliénés et exploités à des fins de production de plus-value pour les maîtres et les élites dominantes. C’est leur perte, leur destruction et leur sacrifice qui hantent les rêves et les imaginaires de ces sociétés dystopiques, et qui se retrouvent dans l’omniprésence de la (mise à) mort dans les récits que Joseph Tonda compile dans la suite de son ouvrage. Encore abstraite dans les premiers chapitres très théoriques, cette centralité de la mort prend véritablement tout son sens à la lecture des parties ultérieures de l’ouvrage, notamment ses descriptions sur les veillées mortuaires comme activité au Gabon et au Congo.

Ne nous y méprenons toutefois pas, cet Autrui dont le rêve engloutit de façon dévastatrice les subjectivités et les utopies collectives des sociétés africaines ne désigne pas un hypothétique Occident générique, mais bien un régime de domination par la valeur, « sujet-automate » qui transforme l’humain en marchandise, et dont la matérialisation est l’argent. L’ambition de Joseph Tonda est ainsi posée : les Africain.e.s et afro-descendant.e.s « représentent la valeur dont ils/elles doivent prendre conscience en sortant de ce rêve et en objectivant cette valeur, en la mettant à leur service au lieu d’y être asservi(e)s, assujetti(e)s » (AD : 41).

Décrire la violence du rêve dans l’État de nuit afrodystopique

Pour donner à saisir les « vérités vivantes » de l’Afrodystopie, Joseph Tonda engage des discussions théoriques avec une vaste série de travaux de sciences sociales, et puise des exemples tirés de la littérature de (science-)fiction, des chansons populaires (congolaises), ou des scénettes ethnographiques. Malgré la dimension glaçante des récits, c’est avec un certain humour et un art de la mise en scène qu’il offre des fragments de ces vies dans le règne de la mort et de la valeur. Après plusieurs sections théoriques, le chapitre 5 offre ainsi quelques courts portraits capturés au gré de ses rencontres en automobile dans la capitale librevilloise embouteillée et embourbée : Henriette, la veuve s’insurgeant du pillage des élites, et sa nostalgie du temps (colonial) de la chicotte ; Brigitte et sa théorie de la sanction divine à l’origine de l’AVC du président gabonais ; mais aussi et surtout Irène et son « mari de nuit », phénomène que Joseph Tonda étudie depuis plusieurs années et qui joue un rôle central dans sa réflexion — j’y reviendrai plus bas.

Notons provisoirement, à titre de considération méthodologique, que les récits ou les scénettes proposés par Joseph Tonda surgissent comme de courts instantanés illustrant sa théorie, et étayant une ossature analytique déjà solidement structurée. L’essai se déroule ainsi dans un mouvement partant en apparence de la théorie pour distiller des fragments ethnographiques, que l’écriture condense dans le cadre interprétatif. Si l’ouvrage est construit à partir des diverses enquêtes de Joseph Tonda au Gabon et au Congo, l’écriture ne s’attarde pas à expliciter les composantes méthodologiques du « terrain », ni à le donner à voir à renfort de descriptions exhaustives et de matériau empirique foisonnant. Peut-être peut-on y deviner un affranchissement vis-à-vis de certains régimes littéraires d’affirmation de l’autorité anthropologique — décortiqué par les auteurs postmodernes (Clifford et Marcus 1986) —, au profit d’une indiscipline critique et rigoureuse, puisant dans une variété de matériaux injectés dans un style protéiforme. Ce faisant, l’article de Joseph Tonda, inclus dans ce dossier, autorise probablement à pousser l’interprétation plus loin, et à penser que cet écart vis-à-vis de certaines normes littéraires de l’ethnographie réagit aux manifestations de l’inconscient postcolonial dans le champ des sciences sociales. Tout en se référant lui-même à ce paradigme central de la discipline anthropologique qu’est le terrain et en ancrant son analyse dans le tissu ordinaire des relations sociales, Joseph Tonda marquerait ainsi sa mise à distance d’une science aux linéaments coloniaux, qui a fait du « terrain africain » (et de sa mise en récits) son outil de légitimation, et qui reproduit des « places idéologiques » marquées par la figure de l’observateur conquérant (Tonda, infra dans ce dossier).

S’il penche plus souvent du côté de la théorie, les passages descriptifs proposés dans les chapitres n’en confirment pas moins — s’il le fallait encore — la manière unique qu’a Joseph Tonda de dépeindre des violences de l’imaginaire en Afrique centrale en mobilisant les événements de la vie publique urbaine, tout comme l’importance des outils qu’il propose pour penser les articulations entre les registres de la parenté, du religieux et du politique dans cette région. Un exemple édifiant se trouve dans le chapitre 7, qui traite de la manière dont l’État « officiel » au Gabon est profondément administré par un État psychique porteur de rêves de cannibalisme, de mort et d’inceste : « l’État de nuit ». Joseph Tonda part de l’exemple d’une affaire juridique traitée en 2016 par un tribunal gabonais, contre un vieillard et trois adolescentes accusées d’appartenir à un « royaume criminel » où l’on consomme du sang et de la chair humaine afin d’accroître son pouvoir, son accès aux marchandises et aux technologies4. Il souligne comment cet État de nuit (qui s’insinue profondément dans l’État officiel, par le canal de la justice notamment) permet « la transgression de toutes les lois, de toutes les limites et limitations matérielles qui engagent le désir […] suscité par les manques et disponibilités des choses, dont particulièrement l’Argent et les marchandises auxquels ont été attachées la valeur et la vie des Africains dès leur entrée dans le rêve d’Autrui » (AD : 140). Il examine ces dispositifs rituels rêvés comme des moyens de « mett[re] en scène les contentieux matériels, spirituels et identitaires » (AD : 141) qui jalonnent le rapport aux choses depuis la rencontre avec les missionnaires. Il poursuit en ce sens ses réflexions de longue date sur la « déparentélisation » pour montrer comment les sociétés d’Afrique centrale ont répercuté les contentieux posés par l’accumulation matérielle (et ses atteintes aux hiérarchies d’aînesse ou au système matriclanique) dans ce monde du rêve, qui est aussi celui de la sorcellerie et des esprits. Il étaye ce propos en revenant sur le cas décrit par Patrice Yengo (2016) d’un catéchiste du bassin du Kongo qui avait, en 1948, entrepris une expédition sorcellaire en vue d’étrangler sa fille (partie volontairement en mariage dans une zone éloignée du matriclan), afin de ramener son esprit au village et qu’elle rejoigne (mystiquement) les siens. Nouvel exemple des répercussions de la déparentélisation dans le domaine du rêve, cette expédition survenait dans un contexte de montée en puissance du père (contrevenant à la prévalence traditionnelle de l’oncle utérin), de christianisation, d’accumulation matérielle grandissante et d’autonomisation des cadets sociaux. Ces deux cas de figure mettent en lumière les genèses de ces rêves morbides dans les questions de contentieux matériel et de déparentélisation.

Là où l’analyse pourrait s’arrêter au domaine de la parenté, une autre force de l’œuvre de Joseph Tonda consiste à montrer (notamment dans les derniers chapitres d’AD) comment ces mêmes principes de désordonnancement des structures sociales et de réordonnancement dans le monde du rêve s’insinuent dans le champ du politique, particulièrement dans ces régimes semi-autoritaires d’Afrique centrale où pouvoir rime autant avec parenté qu’avec sorcellerie. Cette consubstantialité se donnait déjà à voir en RDC sous le régime de Mobutu, père de la nation, qui voulut créer une utopie rompant avec le régime léopoldien, mais composa une nouvelle dystopie cauchemardesque, dont il était simultanément le démiurge, le monarque, le père et l’époux, transformant le Congo en un autre paroxysme de l’État de nuit afrodystopique. Le Gabon sous Ali Bongo, décrit dans les chapitres 8 et 9, constitue une nouvelle manifestation de cette vie dans le royaume de la mort et de l’indiscernabilité entre le faux et le vrai, particulièrement perceptible dans les rumeurs qui voudraient que depuis l’AVC du président en 2018, l’individu à la tête de l’État serait un faux Ali Bongo employé pour maintenir au pouvoir les élites présidentielles. Cette affaire transpire dans les rumeurs, dans les médias officiels — où s’exposent les discordes des membres de la famille présidentielle à propos de l’argent et de l’identité du président (mort ou vivant, Gabonais ou Biafrais) —, et sur les réseaux sociaux, où s’expriment les fantasmes collectifs de mise à mort de cette élite au pouvoir. C’est l’une des autres réflexions stimulantes de cet essai que de montrer les continuités entre ce domaine du rêve et celui des nouvelles technologies du numérique. Si Joseph Tonda (2015) se penchait déjà sur cette place des écrans, AD offre quelques exemples supplémentaires en montrant comment les informations partagées sur des groupes comme « Infos de Kinguélé » permettent, à défaut d’inventer des modes de sortie de ce rêve, d’en attaquer virtuellement certains parangons.

Enfin, Joseph Tonda revient dans son ultime chapitre aux racines de ses « impressions freudiennes » (Derrida 1995), en se penchant à nouveau sur le phénomène des « maris de nuit ». Cet agent onirique hante les hommes et les femmes gabonaises, les épuise nocturnement par des orgasmes sans fin, et les isole de leur vie sociale réelle. Selon Joseph Tonda, cette figure répercute des rapports de pouvoir et des désordres de la parenté en agissant dans l’intériorité des corps et des psychismes « sous la forme d’envahissements ou de pénétrations sexuels » (AD : 224).

Joseph Tonda pose ainsi l’architecture de l’économie psychique du capitalisme, un capitalisme dont l’envers sombre réside dans la sorcellerie, et dont les citoyens seraient tous les complices, et non les victimes. En proposant une analyse structurale de l’inconscient social empruntant à la fois à Marx, Freud et Bourdieu, avec un truchement par Evans-Pritchard (pour ses travaux sur la sorcellerie), et même, au détour de la page 223, par Lévi-Strauss, il fait sens d’une quantité de réalités sociales qui échappent parfois aux échelles de l’entendement, qu’il s’agisse des crimes rituels, de la sorcellerie, des maris de nuit, des enfants sorciers, ou de la folie, dont il montre les entrelacements indémêlables avec les champs du politique, du pouvoir, du capitalisme, de la parenté et de l’histoire coloniale. Il fournit ce faisant un cadre d’analyse des conséquences du capitalisme tardif qui parle probablement autant de l’Afrique que de l’ensemble des sociétés impactées par l’histoire croisée du capitalisme, de la race et du colonialisme, Europe y compris, démontrant la portée heuristique d’une pensée partant de l’Afrique pour appréhender le monde contemporain.

De par sa profusion rhétorique et théorique, l’ampleur monumentale des phénomènes et des périodes qu’il embrasse dans son mouvement, AD ne ménage pas toujours son lecteur, probablement à la mesure de la façon dont le quotidien en Afrodystopie brutalise ceux qui l’habitent. Au fil et au terme de ces pages, on en vient toutefois à s’interroger : le modèle théorique et les choix d’écriture de Joseph Tonda concèdent-ils vraiment une place à la possibilité d’une marge de manœuvre, de dissentiment, de contradiction, voire, comme il l’espère à plusieurs reprises, d’une sortie du rêve d’Autrui ?

Sortir du rêve d’Autrui, ou la possibilité d’une anthropologie des indocilités en Afrique centrale

Dans une perspective d’ethnographie sensible et à hauteur d’hommes (et non de structures), deux lignes de questionnements complémentaires méritent peut-être d’être soumises à Joseph Tonda, surtout s’il faut prendre au sérieux les espoirs d’une sortie de l’Afrodystopie et les utopies de ceux qui y (sur)vivent.

La première est d’ordre conceptuelle et concerne la dimension unique, cohérente, et omnipotente de l’envers onirique de cet impérialisme qu’il décrit (dans Tonda 2005, mais aussi dans AD p. 19, 165 et d’autres), ce « ça » qui rêve en nous. Si les processus d’entrelacement et de coproduction des imaginaires, choses et agents de la domination décrits au fil des ouvrages de Joseph Tonda entre le religieux, le politique et l’économie de marché ne posent pas de doute, et constituent l’une des forces de sa réflexion (incontournable) sur les facettes compliquées du capitalisme en Afrique centrale, leur conglomération à l’intérieur d’un modèle d’inconscient social pensé comme une unité cohérente déterminant les actions des individus et le cours du social pourraient être discutés. Une pensée des Afrodystopies au pluriel ne permettrait-elle pas, par exemple, d’insister davantage sur l’existence de formes hétérogènes d’appropriation du capitalisme, de considérer les « enchevêtrements » (Nuttall 2009) variés qu’il a générés, mais aussi d’envisager les failles et ratés naissant de son expansion ?

Ce questionnement relatif aux tensions et contradictions traversant les régimes impérialistes n’a certainement rien de nouveau. Il rappelle un débat socio-anthropologique de longue date entre tenants de la structure et l’agentivité, mais il fait aussi plus précisément écho à des discussions sur les mécanismes de domination et d’incorporation de la norme hégémonique qui ont été particulièrement riches dans le champ de l’histoire coloniale. Figures de proue de ce mouvement, Ann Laura Stoler et Frederick Cooper ont souligné combien « les dichotomies coloniales dirigeant/dirigés, Noirs/Blancs, colonisateurs/colonisés ne reflèt[ai]ent qu’une part de la réalité dans laquelle vivaient les gens durant la période coloniale » (Stoler et Cooper 2013 : 94), « n’étaient maintenues qu’au prix de grands efforts et régulièrement remises en cause » (ibid. : 92). Tout en insistant sur la nature systémique de l’empire et du colonialisme, ils enjoignent de prendre la mesure des agencements singuliers de relations coloniales construits en différents espaces, et dont « les limitations et les contingences exigent d’être examinées » (ibid. : 91). Dans un ouvrage plus précisément orienté sur le cas du Gabon, Florence Bernault (2019) a récemment apporté une pièce supplémentaire à cette question de la domination coloniale, en révélant la production d’imaginaires congruents (mais non partagés), de transgressions et de transactions de diverses natures entre colonisateurs et colonisés. Ces congruences sont particulièrement saillantes autour des figures relatives au cannibalisme, à la sorcellerie, et au sacrifice, employés comme autant de moyens de négocier sa place dans les rapports de pouvoir. Née d’une volonté de repenser la domination (Bernault 2019 : 8), en évitant les conceptualisations unilatérales de l’agentivité (des colonisés ou des colonisateurs), l’approche en termes de transactions révèle des hiérarchies et valeurs qui n’étaient pas toujours prédéterminées, mais produites et transformées par les échanges de diverses natures entre les acteurs de la société coloniale, tout en témoignant des anxiétés, inquiétudes, et désaccords éveillés par ce système colonial (ibid.).

Dans un contexte plus proche historiquement de l’impérialisme postcolonial abordé par Joseph Tonda, Thomas Hendriks (2022) montre comment y compris dans ces lieux incarnant le système capitaliste dans sa toute-puissance (en l’occurrence les compagnies forestières transnationales), l’ethnographie sensible des liens entre humains et non-humains met en évidence des faiblesses, anxiétés, vulnérabilités et précarités affectant le système d’exploitation (Hendriks 2022 : 7). Parmi ces éléments vecteurs de déstabilisation, Hendriks décrit la précarité de l’environnement lui-même, mais aussi les interactions avec les villageois proches de la concession forestière, qui par leurs blocages de routes, vols et sabotage, contribuent à ces moments d’impuissance et de perte de contrôle des exploitants (même si ces actions n’ont pas toujours l’intention de contrecarrer le projet de la concession et visent simplement à une meilleure redistribution de ses bénéfices) (ibid. : 111)5. Si Hendriks ne nie à aucun moment la capacité de ces sociétés à abattre des arbres, amasser de l’argent, imposer des mesures violentes, et reproduire des structures d’inégalités plus vastes (particulièrement manifestes dans le racisme, le sexisme et les représentations colonialistes sous-jacentes aux rapports sociaux dans l’exploitation), l’ethnographie de ces relations entre humains et non-humains, dominants et dominés, amène à envisager le capitalisme comme « une configuration fragile, ouverte et vulnérable, plus que comme un système phallique tout-puissant et dévorateur » (ibid. : 3).

La mise en regard de ces discussions avec AD amène logiquement à l’interrogation suivante : une conception du souverain moderne et de l’impérialisme postcolonial en termes de cohérence ne gomme-t-elle pas une partie des contradictions, contingences et disruptions naissant de l’hétérogénéité du social et des incohérences des ordres hégémoniques ? Ne court-elle pas le risque d’aplatir le relief, les étapes et les ruptures ponctuant ce long rêve postcolonial ? Le « vortex » (Bernault et Geschiere 2022) théorique de Joseph Tonda est sans nul doute d’une portée analytique trop vaste pour autoriser toute lecture linéaire, et sa capacité de révélateur d’une série de phénomènes en cours dans les sociétés d’Afrique centrale écarte tout soupçon de déconnexion du réel. Cependant, et pour le dire autrement, la déclinaison du modèle de l’inconscient postcolonial en termes unifiés n’expose-t-elle pas à ce même risque de lecture univoque de ces sociétés dont Joseph Tonda s’attache précisément à faire le procès ?

Cette question conduit inévitablement à ma deuxième préoccupation, corollaire ou consécutive à la première, et qui concerne la question de la conscience ou de la « résistance ». Joseph Tonda critique l’inaptitude des théories en termes de « résilience » ou de « résistance » à saisir l’aveuglement des acteurs sociaux sur les mécanismes profonds du rêve dans lequel ils se trouvent. Il décrit au contraire en quoi les « résistances » observées au Gabon reproduisent une économie du pillage et des mécanismes caractéristiques de la « zone de non-droit » (AD : 174), et conçoit le rêve mortifère de l’Afrodystopie comme une force dont l’emprise sur les individus et leurs pratiques collectives serait absolue.

Pourtant, dans l’imaginaire des citoyens ordinaires comme dans le réel qu’il prolonge, ne voit-on pas surgir des formes de contradictions, d’indisciplines, ou de collaborations qui — de façon consciente ou non — bousculent le cours de ce rêve, ou le contredisent par des contre-utopies ? L’attention à toute une série d’entreprises observées dans le monde artistique et dans la banalité du quotidien urbain témoigne à mon sens a minima de la conscience critique des acteurs sociaux sur certains pans de cet impérialisme et de ses versants inconscients, voire dans quelques cas d’entreprises de diversion, qu’il ne faudrait pas trop hâtivement classer dans le registre des pantomimes. Du côté le plus discret et paradoxal du spectre de ces indocilités, les travaux sur le kongossa et la mécanique de la rumeur au Gabon ont bien montré comment cette forme de communication servait de relais à l’expression du dissentiment, du dégoût, de la critique, et in fine de la conscience des citadins à propos de l’État et des mécaniques de captation des élites (Ondo 2009, 2021 ; Aterianus-Owanga 2012 ; Nguema Minko 2016). Comme l’aborde Joseph Tonda, les nouvelles technologies et les réseaux sociaux sont devenus des amplificateurs de ces sentiments contradictoires à l’égard du pouvoir. On peut ajouter qu’ils ont aussi permis l’essor de mobilisations et d’organisations contournant les appareils médiatiques de « l’État-Big Brother ». Aujourd’hui, c’est ainsi sur Facebook qu’un influenceur de la diaspora dénommé « Badecon en chef » se fait le haut-parleur de contrinformations étatiques, ses vidéos et directs se voyant suivis par presque une centaine de milliers d’internautes (nombre considérable pour un pays qui comptabilise 2 millions d’habitants).

Les chansonniers et les rappeurs inventent eux aussi des formes d’oralité et des contenus audiovisuels contribuant à amplifier cette conscience (collective) des mécanismes de domination dans lesquels ils sont pris, que ce soit à l’égard du régime néocolonial, de leur rapport aux marchandises, des héritages coloniaux et missionnaires, ou de la race. Sans toujours appeler à s’en libérer, ces productions discursives qui inondent les paysages sonores et discursifs des villes d’Afrique centrale témoignent des formes d’ironie ou de cynisme que cet univers dystopique génère chez ceux qui l’habitent. Bien qu’elles se rangent parfois dans ce qu’on peut qualifier de « conscience contradictoire » — en reprenant Antonio Gramsci (Aterianus-Owanga 2017) —, ces créations sont signes que le rêve et l’aveuglement ne sont pas si absolus qu’il n’y paraît.

Si l’on classe trop vite ces attitudes dans le registre des gesticulations désespérées, comment expliquer d’ailleurs les formes de mobilisation et de contestation apparues en 2016 autour de l’élection présidentielle, et la transformation des « consciences contradictoires » en actions protestataires ? Ce n’est peut-être pas un hasard si les activistes de la diaspora ont — à la suite de cette mobilisation de 2016 — défié les représentants des élites au pouvoir en formulant ainsi : « vous nous avez empêchés de rêver, on va vous empêcher de dormir » (citation reprise par Ondo 2021 : 108). Si l’on s’accorde sur l’issue tragique de cette mobilisation avortée (Aterianus-Owanga et Debain 2016), sa simple existence, et sa récurrence à différentes étapes de l’histoire du Gabon (depuis au moins le passage au multipartisme), devraient nous inciter à trouver un vocable, un outil d’analyse et un mode de compréhension de ces failles et contradictions, afin de mieux conceptualiser ce rêve dévorant.

Certes, la question de l’insoumission ou des « résistances » n’est pas absente de l’œuvre de Joseph Tonda. Il note ainsi page 16 que la puissance du rêve de la valeur « ne signifie pas que l’enrôlement par la valeur […] se fait sans résistance, sans rébellion des représentants ou des incarnations de cette force et de cette puissance ». Plus loin, il pose comme exception à l’écran total du rêve afrodystopique le cas de certains intellectuels, et cite le travail entrepris par des « écrivains et écrivaines, sociologues et anthropologues, économistes et politologues, historien(e)s et philosophes […] de se raconter eux-mêmes pour instruire le procès de leur vie aliénée dans le rêve d’Autrui et sortir de l’impuissance des jouissances pathologiques liées à des assignations identitaires construites » (AD : 248). Pourtant, hormis cet espoir placé entre les mains d’intellectuels éclairés, il ne poursuit pas dans le reste de l’ouvrage la description de ces résistances et ne formule pas de cadre conceptuel pour examiner la façon dont elles se déploient chez les « subalternes » ; il finit par décrire la nature infailliblement chimérique de toute entreprise d’opposition, en affirmant qu’« il est […] impossible de parler de résistance ou d’indiscipline des subalternes dans ce lieu au Gabon » (AD : 175).

Au-delà de la « résistance » : réparer les vies en Afrodystopie ?

En creux de la question de la conscience et des résistances, c’est enfin plus banalement la réalité des modes de survie, des subjectivités et des entreprises de réparation du social que l’on aurait envie de saisir plus en détail au terme de la lecture d’AD, en lien avec d’autres travaux sur les alternatives qui se créent dans les ruines du capitalisme (Tsing 2017).

Mon exergue introductif donnait un avant-goût des formes que ces entreprises prennent au Gabon. Dans le film documentaire précité, Yveline Nathalie Pontalier revient en effet sur son travail d’exhumation des reliques familiales du bieri détruites par les entreprises de diabolisation des cultes, et sur sa découverte progressive des signes et symboles maintenus derrière l’apparente érosion des transmissions généalogiques. Au Gabon, le recours au rituel pour soigner les désordres produits par la colonisation, ou plus simplement pour déguiser le maintien de certaines pratiques diabolisées par les missionnaires (puis leurs successeurs des églises de réveil), est documenté par plusieurs générations d’anthropologues qui ont examiné les réinventions, syncrétismes et métamorphoses de ce culte au fil des conjonctures historiques et politiques nationales (Fernandez 1982 ; Mary 1983 ; Bonhomme 2006). Depuis les années 1990, les emprunts à ce culte initiatique ont encore été renouvelés par une génération nourrie par le renouveau panafricaniste et la patrimonialisation paradoxale du bwiti au niveau national. Ce culte aux ancêtres s’est ainsi imposé comme un mode de résolution des troubles identitaires qui touchaient une jeunesse désireuse de débouter les malaises nés de l’incorporation profonde des schèmes de pensée de la mission, de la race et du colonisateur. En retraçant son parcours initiatique et sa recherche de résolution des troubles familiaux dans le champ de l’ancestralité, Natyvel Pontalier fournit un énième exemple de ces usages du champ de l’initiatique et de l’invention de traditions à des fins de réparation.

Au-delà des sujets individuels et de leur quête de résolution de problèmes familiaux, médicaux ou d’infortunes personnelles, ces démarches de réveil par le recours au monde initiatique (et donc au champ du rêve et de l’inconscient) sont doublement intéressantes, car elles sont venues se corréler à d’autres désirs collectifs de soigner une « société malade », en recréant des éthiques de la relation avec les vivants, les ancêtres et les non-humains. Pour poursuivre l’exemple précité, les rappeurs de la nouvelle génération font appel aux réseaux sociaux, aux technologies de création numérique et à des voies de diffusion alternatives aux médias — parfois depuis la diaspora où certains se sont exilés depuis 2016 — pour guérir et revitaliser une société malade, en conjuguant leurs visions dans le monde du rêve et de l’initiatique (ou leurs branchements égyptocentriques) avec leurs entreprises de récréation d’économies, de solidarités et de fraternités dans le champ des sociabilités musicales (Aterianus-Owanga 2022).

À la lumière des réflexions de Joseph Tonda sur la déparentélisation, on serait tentés de penser que ce n’est probablement pas un hasard si ces entreprises surviennent en dehors du domaine de la parenté, du politique ou du religieux pentecôtiste (des terrains minés par ces figures monstrueuses), pour se jouer dans le champ plus périphérique des sociabilités urbaines et des amitiés entre pairs. S’il est certainement erroné d’appliquer le vocable de la « résistance » à ces initiatives ou de prétendre qu’elles sont hermétiques aux rapports de domination observés dans le reste de la société gabonaise, ces exemples montrent néanmoins qu’en observant à hauteur humaine la fabrique de subjectivités, de collaborations et de médiations, on peut probablement détecter des formes de diversion et d’opposition à la toute-puissance de la bête afrodystopique.

Dans cette optique, les termes employés par Achille Mbembe en 1991 à propos d’un autre rêve (celui du leader indépendantiste Ruben Um Nyobé) me semblent intéressants à associer au modèle afrodystopique de Joseph Tonda. Achille Mbembe y répondait à une plus ancienne tradition socio-anthropologique articulant la sociologie des peuples colonisés à la psychanalyse, notamment au travail d’Octave Mannoni et de Frantz Fanon. Il insistait sur la dimension réductrice et inappropriée d’une lecture œdipienne des colonisés, qu’il critiquait pour son inaptitude à saisir le pouvoir spécifique conféré au domaine de la nuit et du songe dans les sociétés du Sud-Cameroun, ainsi que la façon dont ce dernier a été utilisé comme site d’affrontement contre le régime colonial. Se distinguant des lectures du rêve en termes freudiens, mais aussi des approches marxistes, il en arrivait à des constats sur la « part d’incertitude » des entreprises de domination, qui valent peut-être autant pour penser le champ colonial qui faisait l’objet de son propos, que les réalités postcoloniales décrites par Joseph Tonda :

Notre aptitude à penser l’indiscipline et l’insoumission en colonie comme produites, certes, mais surtout comme erratiques et non pas mécaniquement déductibles des propriétés d’ordre structurel de la machinerie coloniale ou de ses sous-bassements [sic] économiques et matériels dépend, en grande partie, du doigté que nous mettrons à restituer le caractère presque hasardeux de nombre de ses aboutissements en Afrique et du « travail » des mouvements qui s’y opposèrent, qu’ils se définissent comme « révolutionnaires » ou non. Ceci suppose que, quelque part, on accepte de revenir aux individus et à leur subjectivité, aux opérations fragmentaires grâce auxquelles ils cherchèrent à échapper aux rets, mais sans jamais parvenir à se soustraire entièrement à la toile coloniale proprement dite. Ceci suppose aussi que l’analyse valorise, plus que par le passé, les diverses pratiques de la « négociation », les différents types de « braconnage » : toute cette logique des « ratés », de 1’« équivoque » ou de la « glissade » qui font que le champ colonial fut, en réalité, une pluralité fort incohérente. (Mbembe 1991 : 97).

Conclusion

L’écriture de Joseph Tonda, à l’instar des récits de science-fiction qui nourrissent sa pensée, constitue un réservoir infini de concepts pour appréhender des sociétés et dynamiques politiques qui défient les récits uniques, en ce qu’elles appellent à envisager les complicités et affinités lovées dans les apparentes contradictions — entre les pôles de la « tradition » et de la « modernité », entre l’Afrique et l’Occident, entre les mondes coloniaux et postcoloniaux —, autant de constructions inaptes à comprendre des réalités qui se sont profondément et mutuellement interpénétrées.

Dans ce compte rendu, j’ai posé la question de savoir si le modèle théorique échafaudé par Joseph Tonda concède ou non une place à la possibilité d’une marge de manœuvre, de dissentiment, de contradiction, voire comme il l’espère lui-même de sortie du rêve d’Autrui. En conclusion, j’aimerais suggérer que les deux préoccupations que j’ai soulevées (celle de la conscience et de la « résistance ») renvoient probablement toutes deux à la question des effets d’optiques induits par le choix de nos objets d’étude et de nos constellations théoriques. On pourrait en effet penser que le constat glaçant de la force implacable de l’inconscient postcolonial qu’émet Joseph Tonda résulte de son inscription dans cette socio-anthropologie sombre (Ortner 2018), qui depuis les années 1970 décrit les conséquences les plus brutales du capitalisme, en prolongeant Marx et la théorie critique. Tandis que mon intérêt pour les formes d’expression, de relation ou de pratiques sociales contredisant l’absolutisme de la machine inconsciente résulte d’une préférence pour l’ethnographie interactionniste et micro-analytique, privilégiant l’attention aux flux imprévus du social et de l’événement sur l’omnipotence de la structure. Parions que ces deux choix théoriques ne sont pas irréconciliables et que leurs entrecroisements pourraient être féconds pour saisir ces sociétés d’Afrique centrale dans leur hétérogénéité, leurs mutations et leurs paradoxes. Ainsi, une fois constatés les rouages puissants de l’inconscient afrodystopique, il resterait peut-être à décrire comment les monstres de ce rêve dévorant sont vécus, évités, affectés et pourquoi pas, désarçonnés, par ces interactions et pratiques sociales qui constituent la texture du quotidien.

1 L’hétérogénéité des travaux inclus à l’intérieur ou à la lisière des études postcoloniales est une caractéristique de cette nébuleuse. Cette

2 On peut considérer que ces réflexions étaient aussi amorcées dans son œuvre publiée en 2002 à propos des mouvements pentecôtistes et charismatiques

3 Par souci de restitution des liens humains sous-jacents à ma discussion scientifique, je précise qu’ayant en partie étudié à l’université Omar Bongo

4 Il n’est pas donné de références d’articles ni de sources précises sur cette affaire.

5 Les intermittences « extatiques » du quotidien des expatriés et des travailleurs qu’Hendriks décrit — dans l’ennui, l’alcool, les moments de folie

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1 L’hétérogénéité des travaux inclus à l’intérieur ou à la lisière des études postcoloniales est une caractéristique de cette nébuleuse. Cette multidimensionnalité relève autant des inscriptions disciplinaires et approches méthodologiques plurielles de ses figures principales (littérature, histoire, sociologie, philosophie…) que des inspirations qu’elle puise chez des penseurs ou écoles différents — entre la référence au marxisme, les liens avec la French Theory, ou les voisinages avec la linguistique et la psychanalyse. Il est par ailleurs arrivé que des auteurs travaillant sur les « situations coloniales » (comme Georges Balandier) deviennent de facto classés dans la généalogie ou les périphéries des études postcoloniales, que leurs critiques les plus célèbres soient classés dans leur lignage, et qu’une confusion s’opère entre des travaux proposant une réflexion critique sur des phénomènes en place dans les sociétés postcoloniales, et la théorie postcoloniale. Ainsi, bien que Joseph Tonda élabore une pensée qui se veut dépasser les « bévues des vues critiques de la pensée postcoloniale » (Tonda 2015 : 31), les outils d’analyse qu’il propose pour penser l’Afrique centrale depuis les indépendances ont amené à ce qu’il soit parfois perçu comme l’un des penseurs de ce courant.

2 On peut considérer que ces réflexions étaient aussi amorcées dans son œuvre publiée en 2002 à propos des mouvements pentecôtistes et charismatiques, La guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon). Elles font surtout écho à un texte publié par Joseph Tonda en 2012, sur l’impossible décolonisation des sciences sociales africaines, et auquel mon titre fait référence.

3 Par souci de restitution des liens humains sous-jacents à ma discussion scientifique, je précise qu’ayant en partie étudié à l’université Omar Bongo de Libreville, j’ai bénéficié de l’influence de Joseph Tonda durant mon parcours de recherche, qu’il était membre de mon jury de thèse en 2013, et que nous avons coorganisé ou participé à diverses activités communes. Ma discussion sur les indisciplines prolonge pour partie des conversations entamées lors de la préparation de notre ouvrage coédité, La violence de la vie quotidienne à Libreville (Aterianus-Owanga, Mebiame-Zomo et Tonda, 2016).

4 Il n’est pas donné de références d’articles ni de sources précises sur cette affaire.

5 Les intermittences « extatiques » du quotidien des expatriés et des travailleurs qu’Hendriks décrit — dans l’ennui, l’alcool, les moments de folie, l’excès de risque, la transgression des obligations familiales, ou la sexualité — révèlent aussi comment l’extraction forestière déclenche « des désirs, des affects, des souvenirs, des mobilités et des attentes qui [font] dérailler les politiques soigneusement élaborées et la planification rationnelle de la compagnie » (Hendriks 2022 : 232).

Alice Aterianus-Owanga

Alice Aterianus-Owanga est professeure assistante en anthropologie à l’université de Neuchâtel. Avant cela, elle a été chercheure à l’université Lyon 2, au LAHIC/IIAC, à l’IFAS Johannesburg, l’université de Lausanne, l’université du Cap, et l’université de Genève. Au cours de ses recherches doctorales et postdoctorales, elle a travaillé sur les rapports entre musique, politique et identités dans le Gabon contemporain ; sur les transformations de l’exotisme en jeu dans la circulation des danses sénégalaises entre l’Europe — France et Suisse — et le Sénégal ; et enfin sur les danses afro-latines et la production des frontières raciales et genrées dans la ville du Cap en Afrique du Sud.

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