Pas un jour sans que controverses et débats relatifs à ce que certains nomment la « crise des migrants », scandée par les annonces quotidiennes de naufrages en Méditerranée, ne surgissent dans nos « actualités »1. Qu’en est-il, dans ce contexte, des travaux anthropologiques contemporains ayant les migrations pour objet ? S’il est sans doute impossible d’en livrer un ensemble de comptes rendus exhaustif, ceux publiés dans le troisième numéro de Lectures anthropologiques rendent néanmoins compte de quelques grandes questions traitées par la discipline, et témoignent du statut qu’a acquis la recherche sur les migrations dans le contexte français dans les dernières décennies, après une longue déconsidération.
Malgré des travaux pionniers dans différentes disciplines, qui posèrent dès les années 1970 et 1980 les premiers jalons de ce champ de recherche2, et en dépit de l’importante part de l’immigration dans l’histoire de France3, l’étude des migrations se caractérise en effet par un accès tardif à la reconnaissance. Il fallut ainsi attendre 2007 pour que soit inaugurée à Paris la « Cité nationale de l’histoire de l’immigration », premier musée français s’inspirant du modèle d’Ellis Island aux États-Unis4, et pour que la part prise par les immigrants dans la construction nationale soit enfin intégrée dans les politiques mémorielles et muséales5. La reconnaissance de la contribution de ces arrivants au « roman national » fut, de fait, problématique.
Diverses raisons président à cet état des lieux : le modèle de l’État-nation exporté par la France dans le reste de l’Europe en est une, avec l’idéal d’uniformité, notamment linguistique, qu’il véhicule ; l’histoire philosophico-politique républicaine, dont Alexis de Tocqueville avait déjà souligné l’aversion pour les « corps intermédiaires », en est une autre : elle repose sur la fiction d’un citoyen abstrait, laissant ses oripeaux et attributs singuliers aux frontières de l’espace public républicain pour se présenter seul face à l’État, sans distinction « de sexe, d’origine ou de religion » (Préambule, Constitution de 1946). Le « chauvinisme de l’universel » (Sayad 1999), le rapport à l’histoire coloniale, ou encore l’ambivalence entre modèle d’assimilation et d’association (Dozon 2003), laissant entendre qu’il y aurait un modèle spécifique de multiculturalisme « à la française » (Amselle 1996), influent également sur les catégories au travers desquelles les migrations ont longtemps été pensées et représentées.
Le rappel de cet héritage vise à souligner le poids qui, à l’instar de tout objet de savoir, pèse sur celui des migrations. L’exemple français vient illustrer ce qu’Abdelmalek Sayad qualifiait de lien entre construction de l’objet « immigration » et pensée d’État (Sayad op. cit.), invariant que Glick Schiller, Basch et Szanton Blanc (1994) qualifièrent durant la même décennie de tropisme du « nationalisme méthodologique », et qui marquait la plupart des travaux sur les questions de migration. Mais ce rappel vise aussi à prendre la mesure du contraste que représente aujourd’hui l’extraordinaire dynamisme des travaux contemporains dans les sciences sociales françaises et francophones sur les migrations. Ce dynamisme est particulièrement remarquable en anthropologie où, en termes de méthodes, d’approches et de propositions théoriques, les travaux sur les migrations connaissent une indéniable fécondité. Sans prétendre à l’exhaustivité, cette introduction s’attache à restituer quelques repères historiques concernant les sciences sociales des migrations en France, afin de situer la singularité de l’anthropologie au sein de celles-ci, avant de présenter les grandes thématiques traitées dans ce numéro et au-delà, dans la recherche francophone contemporaine.
L’anthropologie dans les études sur les migrations en France : une lente progression
En 2009, la Revue européenne des migrations internationales consacrait pour la première fois depuis sa création un dossier spécial à la question de l’anthropologie des migrations (REMI 2009 ; Cuche et al. 2009). Déconstruisant l’idée selon laquelle l’anthropologie ne se serait intéressée que tardivement aux migrations — en rappelant l’influence de l’école de Chicago et de ses travaux sur les minorités urbaines des villes américaines ou européennes, mais également celle des courants sociologiques et anthropologiques développés en France dès les années 1980 à propos des commerces ethniques ou des centralités minoritaires ou immigrées —, elle revenait néanmoins sur les résistances de l’anthropologie française à explorer ce champ de recherche.
Autrefois focalisée sur l’examen des sociétés considérées comme traditionnelles et extra occidentales, l’anthropologie française n’a, pendant longtemps, guère porté attention à l’étude des minorités des villes françaises et européennes. Le grand partage (Lenclud 1996) déléguait en quelque sorte ce type d’approche ou d’objet à la sociologie. Les contacts et interpénétrations culturelles n’étaient alors pas enseignés aux (apprentis) ethnologues. Inversement, outre-Atlantique, un courant de recherche s’est rapidement développé sur les minorités des villes américaines (Thomas et Znaniecki 1998) et sur les modalités de recréation culturelle en œuvre chez les populations d’origine africaine des Amériques (Frazier 1949 ; Herskovits 1930) — courant qui sera représenté et en partie importé en Europe par Roger Bastide (1967).
C’est principalement à partir des années 1970 qu’une série de recherches émerge en France sur la question des populations immigrées d’Europe, s’intéressant dans un premier temps à la figure du « travailleur immigré ». Cet essor fait suite à la période des « décolonisations », où certains anthropologues « rentrent » de terrains lointains et entament de nouveaux terrains auprès de minorités urbaines6. Ces études développent une approche marxiste des migrations, pensées comme le produit de rapports de domination nord-sud, consécutifs à l’histoire coloniale et à l’inégale répartition des richesses (Amselle 1976 ; Samuel 1978 ; Tripier 1990 ; Granotier 1970 ; Meillassoux 1975). Malgré quelques exceptions (Barou, 1978), les dimensions culturelles de ces parcours de mobilités et l’expérience vécue de la migration sont alors peu mises en exergue.
Avec la fin de l’immigration de travail en France en 1974, et l’installation plus durable de ces « travailleurs immigrés » dans les villes européennes via les lois de regroupement familial, la réflexion marxiste cède peu à peu le pas à d’autres paradigmes. Auteur incontournable, Abdelmalek Sayad insiste sur les deux versants à prendre en compte dans le « phénomène migratoire », défini comme relevant d’une relation de domination, en posant la dyade « émigration-immigration » comme étant la problématique à étudier. Pour lui, l’« immigration » est une catégorie idéologique du débat public, qui mutile l’un des termes de cette dyade, l’émigration, qui doit aussi être pensée historiquement et dans son hétérogénéité (Waldinger 2016). Son usage témoigne de l’omnipotence de la société dite « d’accueil » dans la définition des enjeux et problèmes liés à l’« immigration ». Les contextes des sociétés de départ, les rapports des migrants, historiquement construits, avec les sociétés d’arrivée, la diversité des moments et projets de l’« émigré », et les effets en retour sur les sociétés d’origine doivent être pris en compte. Cette approche renouvelée a des implications méthodologiques importantes, puisqu’il s’agit d’observer « ici » et « là-bas » les contextes et enjeux du phénomène migratoire. Est dès lors posé aussi ce qui restera une dimension méthodologique cardinale des perspectives anthropologiques sur les questions de migrations : la recherche ne peut faire l’économie des représentations que son objet suscite dans la société d’installation (REMI 2009).
Avec l’apparition sur la scène publique des « deuxièmes générations » dans les années 1980, « enfants illégitimes » (Sayad op.cit.) devenant visibles, sur fond de massification du chômage et de montée de l’extrême droite, l’immigration, le multiculturalisme et l’intégration deviennent des questions de société, et la demande sociale de recherche s’accroit. Après avoir été peu impliqués dans les commandes publiques sur la question (Barou et Baussant 2017), des ethnologues sont mobilisés pour fournir des écrits sur les cultures d’origine de ces nouveaux citoyens, notamment au sujet des questions de famille et de santé (Fainzang et Journet 1989). Les publications se multiplient et de nouvelles unités de recherche sont créées7.
Dans ce sillage, et en relation avec les outils de la sociologie anglo-saxonne et de l’anthropologie urbaine, les recherches en sciences sociales s’attachent progressivement à comprendre les logiques d’interaction, de relations et d’échanges dans les villes multiculturelles, mobilisant les concepts « d’interculturalité » ou de « relations interethniques ». Les travaux d’Alain Tarrius (op.cit. ; 2000) vont alors faire évoluer la figure sayadienne du « travailleur immigré » en insistant sur les ressources, compétences, et territoires circulatoires, préfigurant ainsi la figure de l’« aventurier » examinée dans les travaux de Sylvie Bredeloup, et abordée par Élisabeth Defreyne dans ce dossier. Un changement de regard va s’opérer en direction de l’étude des ressources, notamment économiques et commerciales, offertes par les mobilités, particulièrement entre les deux rives de la Méditerranée (Tarrius ibid. ; Péraldi 2001, 2002).
Alors que le « modèle français » mettant l’accent sur l’arasement des différences pour promouvoir une politique d’égalité (Simon 2006) est mis en question par l’expérience sociale du racisme et/ou des discriminations, l’attention des chercheurs se porte sur les logiques d’assignation identitaire, de fabrique de l’ethnicité, de ségrégation urbaine ou de catégorisation sociale à l’œuvre dans les villes modernes (De Rudder et al. 2000, Fassin et Morice 2001). Les années 1990 voient la diffusion de débats autour de l’« ethnicisation des rapports sociaux » et du déni d’égalité dont témoignent ces expériences de racisme et de discrimination (De Rudder ibid.).
Le droit suscite un vif intérêt, particulièrement la manière dont les « lois de l’inhospitalité » — nommée ainsi en référence aux politiques et réformes législatives toujours plus restrictives concernant l’accès au territoire français par les immigrés du Sud — (Fassin et al. 1997), produisent des irréguliers, au moment où les mouvements de « sans-papiers » viennent interroger la mondialisation par le bas (Portes, 1999 ; Pallida, 1999). Les questions ainsi posées participent alors d’une réflexion sur les « terrains sensibles » auxquels est confrontée la discipline. Certains anthropologues vont jusqu’à s’engager dans le mouvement des sans-papiers, comme Emmanuel Terray qui en préside le troisième collectif à la fin des années 1990 et participe en 1997 à une grève de la faim. Bien qu’il s’attacha à distinguer travail de recherche et engagement militant (Terray et al. 2014), on peut lire en creux de ses travaux l’articulation d’une anthropologie de l’État par le bas et d’une anthropologie engagée (Ticktin 2015), qui permit à l’époque de documenter les processus de « délocalisation sur place » (Terray 1999) ou l’« archaïsme fatal » du traitement des sans-papiers (Balibar et al. 1999).
Aux débats sur les présences légitimes et illégitimes, que produisent des lois et des politiques de plus en plus restrictives en matière d’entrée et de séjour sur le territoire, s’ajoute, avec les émeutes de 20058, le glissement de l’ethnicisation à la « racisation » (Fassin et Fassin 2006). Se passant souvent des anthropologues, la culturalisation de l’exclusion sociale met leur supposé objet de prédilection (la culture) au cœur de débats politiques. Parallèlement, l’émergence de débats sur le « rôle positif de la colonisation » entré dans la loi, et la reconnaissance patrimoniale de l’histoire de l’esclavage sont concomitantes de l’apparition de mouvements comme les Indigènes de la République ou le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires).
Comme les paragraphes qui précèdent en témoignent, l’objet « migrations » est imbriqué en France dans une histoire, des politiques et des représentations nationales. La pensée sur les migrations y fut ainsi longtemps appréhendée au travers de perspectives économiques et démographiques, et l’intérêt des politiques publiques pour les approches ethnologiques a tardé à se développer. Toutefois, l’anthropologie a progressivement fourni un éclairage nouveau sur les phénomènes migratoires, renouvelant du même coup ses propres objets, préceptes et catégories d’analyse. À l’occasion du numéro anniversaire de la revue Ethnologie française en 2012, Jacques Barou évoquait dans un entretien avec Michèle Baussant les singularités généalogiques de ce champ pour la discipline et soulignait en ces mots ses apports :
« L’approche ethnologique apporte d’abord une vision globale du phénomène migratoire depuis la société où il se déclenche jusqu’à la société où il s’achève après de multiples transformations qui impliquent plusieurs générations et résultent d’interactions avec des milieux différents. […] Ainsi les données empiriques observables d’un point de vue ethnographique peuvent-elles être analysées comme reflétant des transformations sociétales profondes vécues au fil du temps par des populations immigrées traversées par des conflits entre générations et par l’intrusion de références religieuses et idéologiques très éloignées de celles qui étaient intégrées à la culture des premiers migrants. Une démarche ethnologique conjuguant l’analyse des faits observés empiriquement et celle des tendances lourdes qui affectent les quartiers populaires au niveau social et économique permet de donner un visage concret à la notion de changement social et culturel qui concerne les populations issues de l’immigration » (Barou et Baussant 2012 : 378).
Depuis son essor, l’anthropologie des migrations à la française a ainsi été porteuse d’un renouvellement des perspectives de recherche sur les migrations, la ville et l’ethnologie elle-même (Pétonnet 1988 ; Raulin 2009) : au-delà des questions habituellement abordées en termes de statistiques, d’approches économiques, légales ou politiques, elle a éclairé les modes de (re) création culturelle des immigrés, les dynamiques de changement et de continuité qui se développent au travers de leurs pratiques, et la manière dont les logiques de transformation culturelle qu’ils rencontrent s’enchâssent dans les pesanteurs sociopolitiques des contextes dans lesquels ils s’installent.
Ce bref retour sur l’histoire de l’anthropologie des migrations souligne donc ses apports dans le champ de l’étude des migrations, ses transformations, et ses entrelacements avec les politiques publiques et avec les sciences sociales au niveau national. Mais les évolutions rencontrées dans la recherche anthropologique sur les migrations sont aussi évidemment liées à une dynamique globale de production du savoir, dont les évolutions ont également hautement contribué à la reconfiguration de la recherche sur la question.
Un tournant global : échelles, multi-site et transnationalisme
À partir des années 2000, un tournant s’opère dans les perspectives socioanthropologiques sur les migrations, en résonance avec les propositions théoriques impulsées par plusieurs travaux précurseurs à propos du transnationalisme et de la mondialisation (Basch et al. 1994 ; Portes op.cit.). Pionnières sur la question, Nina Glick Schiller et ses coauteures incitent à penser la migration transnationale comme un « processus au travers duquel des immigrés forgent et maintiennent des relations sociales multiformes qui relient leurs sociétés d’origine et d’installation » (Glick-Schiller ibid. : 48). D’autres travaux s’attachent à leur suite à éclairer ces trajectoires transnationales, les expériences et les pratiques sociales des migrants, leurs différents registres d’identification, et les modes de déploiement de leur agencéité, en d’autres termes leur pouvoir d’agir et les marges de manœuvre qu’ils créent en situation de contrainte (Ortner 2006). L’accent y est mis sur les liens entretenus par les migrants avec leur société d’origine et sur la manière dont les individus articulent en permanence différents espaces et référents culturels, à l’instar des foyers philippins étudiés par Cristina Szanton Blanc, pris dans de perpétuels voyages, échanges de fonds, partages de ressources et organisations d’activités culturelles, dont les statistiques officielles ne rendent nullement compte (ibid. : 49). Il s’agit alors aussi de prendre acte de la « déterritorialisation » induite par la globalisation et d’interroger son impact sur les dynamiques culturelles (Appadurai 2001 ; Wihtol de Wenden 2009). Ces renversements théoriques s’accompagnent d’une mise à l’épreuve des méthodes de terrain : la complexité à appréhender des espaces interconnectés et des parcours mobiles donne lieu à des débats, notamment autour des usages de l’anthropologie « multi-site » (Marcus 1995) ou « l’ethnographie globale » (Burawoy 2000)9.
Comme le décrivent les travaux publiés en France dans la Revue européenne des migrations internationales (Raulin et al. 2009 ; 2016), ce déplacement de l’attention, de la question de l’intégration à celle de la multiplicité des univers d’identification des migrants, va donner lieu en France à un fleurissement d’enquêtes, portant aussi bien sur les domaines religieux (Capone 1999 ; Guedj 2012) ou économiques (Chort et Dia 2012), que sur les familles transnationales (Razy et Baby-Collin 2010), les villages multisitués (Dia 2011), les organisations politiques (Leservoisier 2016), ou les fêtes (Salzbrunn 2013). Dans le sillage des théories du transnational, une série de recherches se penche également plus spécifiquement sur le domaine des médias et de la consommation médiatique des migrants, révélant comment les médias des minorités ethniques sont à la fois « support et producteurs d’identité » (Rigoni 2010) et comment les migrants articulent, par leurs consommations médiatiques, leurs différents univers d’appartenance (Mattelart 2007).
En réaction à un objet « migrations » longtemps pensé au masculin, une critique de l’invisibilité des femmes voit le jour (Green, 2002), en vue d’examiner davantage les conditions de la migration pour celles qui constituent la moitié des migrations à l’échelle internationale. À partir des années 1980, les anthropologues se penchent ainsi sur ce que le genre fait à la migration, en termes d’invisibilité ou de présupposés genrés dans la société dite d’installation, affectant de manière différenciée les hommes et les femmes, mais aussi sur ce que la migration fait aux rapports de genre et aux configurations familiales (Journet et Fainzang op. cit. ; Raulin 1990). Documentée et approfondie aujourd’hui (Moujoud 2008 ; Mirand 2008 ; Cole et Groes 2016), la prise en compte du genre dans les études sur les migrations a par exemple mis au jour des enjeux relatifs à la santé et à la sexualité (Musso 2017, 2012 ; Ak Akyo et al 2015, Eboko et Awando 2013 ; Gerbier-Aublanc 2017), et s’est parfois rattachée aux discussions ouvertes par l’approche intersectionnelle10 (Ouali 2012).
Les comptes rendus de ce dossier reviennent sur certaines des questions soulevées par la recherche contemporaine sur les migrations, éclairant l’hétérogénéité des trajectoires et des expériences de la migration, et discutant des nouveaux outils conceptuels à élaborer pour penser cet objet. Nous nous arrêterons ici rapidement sur quelques thématiques émergentes abordées dans ce dossier, à commencer par celles des mots qui composent le récit des expériences migratoires, de leurs mémoires et des arts de la migration, considérant que ces expériences s’articulent autour d’un réel et d’un imaginaire de la migration.
Expériences migratoires : mettre en mots, performer et se souvenir de la migration
Une série de recherches en anthropologie des pratiques langagières se sont développées récemment dans le creuset des études sur la migration, en vue d’approfondir la compréhension des expériences subjectives et humaines qu’elle implique (Canut et Sow 2014). Mises en récit locales ou internationales, discours politiques, culturels ou ordinaires, écrits de presse ou journaux intimes, récits de vie ou chansons, ces productions discursives, élaborées sur ou dans la migration, constituent pour l’anthropologie des sites d’exploration des agencements et contextualisations subjectifs accompagnant l’expérience migratoire. Les mises en mots et en récits circulent dans les espaces sociaux et prennent parfois une dimension performative, agissant sur les imaginaires, les politiques publiques, mais aussi sur les orientations que prennent les migrations elles-mêmes. Ces productions discursives contribuent parfois à établir des hiérarchies et des échelles de valeurs entre différents types de migrations et de migrants, en fonction des rapports sociaux de classe, de genre, et de « race ». Les rapports de pouvoir se disent et circulent par la parole (Butler 2004).
Comme le montrent les comptes rendus de Mariem Guellouz et Carola Mick, ce pouvoir de représentation et cette performativité de l’expression langagière sont particulièrement saisissants dans les performances artistiques créées à propos de la migration, ou en migration. Les travaux discutés dans ce dossier se penchent plus précisément sur des œuvres littéraires, en réfléchissant par exemple aux tensions et enjeux soulevés par la littérature en langue française dans les anciennes nations postcoloniales, chez les auteurs algériens en l’occurrence (Mick). Parallèlement, plusieurs comptes rendus rappellent que la pensée sur la migration au prisme du domaine artistique dépasse le registre littéraire et langagier. Différents travaux ont récemment souligné les modes de reconnaissance, d’intégration et de requalification sociales inventés par les migrants au travers des arts (Martiniello et al. 2009 ; Martiniello 2015), et les transformations de l’espace public qu’elles induisaient (Salzbrunn 2013), tout particulièrement dans le domaine des musiques et des danses. Que ce soit chez des minorités latino-américaines et africaines des États-Unis (Rinaudo 2016 ; Reed 2016), ou chez les groupes exilés et réfugiés des camps (Kaiser 2006 ; Puig 2006), l’importation et la recréation de performances artistiques en migration permettent de reconfigurer les registres de l’appartenance et de l’identification à une nation et/ou un territoire d’origine, de conserver une mémoire et des liens avec le pays d’origine, tout en renégociant les rapports de pouvoir dans de nouveaux contextes.
Par les souvenirs qu’elles véhiculent, les affects qu’elles éveillent, et les émotions qu’elles mettent en partage (Boukobza 2008), les performances musicales et dansées sont aussi des moyens de rejouer les frontières entre soi et l’autre, d’affirmer des « traditions », d’inventer des univers de sens communs ou de donner une visibilité et un lieu d’expression à une mémoire rendue invisible. À l’inverse, ces performances permettent aussi de s’inventer dans une optique de reconnaissance, en termes de singularité, ou de droit à l’égalité.
En parallèle du champ artistique, cette question de la mémoire en migration est soulevée à de nombreuses autres échelles, et constitue désormais un point cardinal des dispositifs politiques : dans les programmes des institutions patrimoniales internationales ou locales, les réformes législatives (commémorant la mémoire de l’esclavage ou celle du génocide arménien, par exemple), au travers d’associations, d’institutions ou de pratiques sociales ordinaires, différentes initiatives s’attachent à donner corps, à transmettre et à faire connaître les mémoires des migrations (Baussant et al. 2017). Outre l’importance de retracer l’apparition progressive de ce processus de « valorisation du passé migratoire », la question posée à l’anthropologie devient dès lors aussi celle de l’impact de ces politiques mémorielles sur la reconnaissance des minorités, et leur adéquation avec les mémoires des sujets concernés (ibid.).
En toile de fond et en corollaire de ces réflexions sur les migrations, une thématique transparaît, bien qu’elle soit cette fois peu abordée dans ce dossier, celle des émotions. Développée depuis quelques années dans les travaux anglophones (Conradson et Mckay 2007 ; Svašek 2010) et depuis peu dans la recherche française (Bastide 2013 ; Vermot 2017), l’étude des émotions en migration souligne leur rôle dans l’orientation des actions et des circulations des migrants, ou dans le contrôle social11. Cette brèche ouverte sur les émotions, de même que l’attention aux mises en récit et aux performances langagières de la migration, peut être considérée comme l’un des corollaires de l’attention croissante portée par les sciences sociales, et particulièrement par la discipline anthropologique, aux modes de subjectivation et d’individuation en œuvre dans ces vies mobiles (Roulleau-Berger 2010 ; Agier 2013). L’anthropologie contemporaine s’intéresse ainsi désormais aux modes de construction de subjectivités et d’émancipation qui s’inventent dans des situations de vulnérabilité, d’assujettissement et de déqualification. Certains travaux sur les femmes migrantes révèlent par exemple comment dans certaines situations de vulnérabilité, « la migrante négocie son parcours, entre dynamiques assujettissantes et subjectivantes, et transforme son expérience migratoire en une opportunité qui joue en faveur de son émancipation » (Mick et al. 2013). Par sa manière d’articuler l’approche microscopique de vies singulières et la compréhension globale des mécanismes structuraux qui les infléchissent, l’ethnographie des migrations éclaire le jeu complexe entre agencéité et négociation des contraintes au travers duquel les individus migrants évoluent et naviguent entre les marges et les frontières. Car en creux, ce qui apparait de façon marquante à la lecture de ce dossier et des recherches anthropologiques contemporaines, c’est qu’au-delà des images d’un monde de flux, de mobilités et de déterritorialisation, les migrations contemporaines rejouent aussi et surtout la logique des ancrages, des attachements, et des frontières.
Expérience de la frontière : mobilités, immobilités, gouvernementalité
Dépassant les conceptions de la migration polarisées autour du binôme « pays d’origine » et « pays d’accueil », divers programmes de recherche et publications interdisciplinaires s’intéressent désormais aux espaces d’entre-deux, de séparation et de frontières où transitent des millions d’individus12 (Green 1999 ; Wihtol de Wenden 2013 ; Agier 2013 ; Babels 2017 a et 2017 b). La frontière constitue en un sens un espace concret de régulation, de contrôle et/ou d’entrave à la circulation des individus, ainsi qu’une délimitation spatiale départageant différents territoires, régie par des conventions nationales et internationales. Mais elle représente également un lieu d’échange, de négociation, de médiation et de création culturelle, un seuil sur lequel se reconfigurent et se transgressent les frontières/délimitations sociales et identitaires (Barth 1995 ; Rinaudo in ce dossier). C’est cet espace liminaire que tentent désormais de comprendre les ethnographies contemporaines réalisées à Lampedusa et à Malte, au Maroc et en Turquie, à la frontière mexicaine des États-Unis ou dans les camps de réfugiés (Agier et Lecadet 2014 ; Lendaro 2017 ; Puig 2014).
Plusieurs contributions de ce dossier rendent compte des approches empiriques de la frontière développées par la socioanthropologie contemporaine, en réponse à la critique de l’excessive abstraction longtemps liée à la notion de frontière. Revenant sur la Condition cosmopolite et plus globalement sur l’œuvre de Michel Agier, Michèle Baussant rappelle le paradoxe de ces zones tampons dont le caractère est triple, « à la fois spatial — entre ici et là —, temporel — entre avant et après — et socioculturel — entre soi et l’« autre ». Elles se font tantôt espace de brouillage des limites territoriales et identitaires, tantôt mur marqueur de clôture et de séparation rigide.
Autour de cette ethnographie des frontières, l’anthropologie contemporaine des migrations met alors en avant la difficulté de penser le sujet en migration en s’écartant des modèles idéal-typiques proposés par les précédentes recherches sur la migration. « Homme-nomade », « transmigrant », « aventurier », « homme-frontière » : les figures de la migration, développées récemment et abordées dans ce dossier, témoignent de la volonté de dissoudre les approches figées ou les catégories réductrices telles que celle de « migrant », pour construire des instruments plus souples qui éclairent non seulement les parcours circulatoires, mais aussi les pesanteurs et les immobilismes. Ainsi, comme le relève Christian Rinaudo dans ce dossier, la gageure tient aujourd’hui dans le fait de concevoir des paradigmes qui rendent non seulement compte de la mobilité, mais aussi de l’immobilité (voir la RA dans ce numéro de Gobard et Veillette), de « l’assignation territoriale des laissés-pour-compte de la migration » (Timera 2009 cité par Rinaudo), et en somme, de la fermeture drastique du champ des possibles qu’expérimentent au quotidien des millions de migrants.
Un autre défi majeur, lié à la traduction et au compte rendu de cette expérience, tient dans la manière dont la frontière n’est pas réductible à un lieu précis, mais fait l’objet d’une véritable « incorporation ». La traversée de frontières conjugue des enjeux de subjectivation et d’émancipation. L’accès à la reconnaissance de droits ou l’évitement de l’expulsion a pour conséquence le fait de devoir performer son corps ou son récit de soi en accord avec les « scripts » humanitaires standardisés définissant des figures de victimes, de vulnérabilité et de sexe/genre qui agissent comme des « frontières biographiques » (Mai 2014). Une œuvre de Sigalit Landau, datant de 2000 et présentée dans le cadre du colloque et de l’exposition dédiée à l’« Anti-Atlas des frontières »13 à Aix-en-Provence et Marseille en 2013, est à cet égard tout à fait saisissante. Dans cette vidéo tournant en boucle, l’artiste exécute une danse du ventre au hula hoop, avec un cerceau constitué de fil de fer barbelé. En écho et dans la même exposition, l’installation autour du film Samira, de Nicola Mai14, rend compte de la trajectoire de traversée des frontières de l’« humanitaire » par une personne migrante transgenre, faisant usage de différents « récits de soi », de son genre, de ses traitements hormonaux et de ses aspirations selon les frontières qu’elle traverse. Ces deux exemples témoignent de l’intérêt des collaborations entre artistes et anthropologues, et de l’usage de la performance ou du film pour promouvoir une compréhension sensible d’expériences difficilement saisissables dans la forme parfois aride d’écrits académiques15.
Comme le retrace le parcours historique qu’a voulu esquisser cette introduction, l’anthropologie des migrations se présente comme un domaine singulier de ce qui caractérise plus généralement l’approche anthropologique : observer les éléments de permanence, de continuité, mais aussi de changement social induits par la migration. Le déplacement du regard, de l’anthropologie depuis les terrains « extra-occidentaux » vers les processus de transformation sociale et culturelle en œuvre dans les villes européennes a souvent été décrite et pensée comme une rupture dans la discipline. Il n’a été en réalité qu’une nouvelle manière d’interroger des objets classiques de la discipline, comme la parenté, la culture, la ville ou les processus de constitutions d’identités individuelles et collectives, repensés au prisme des changements suscités par les migrations.
Cette introduction souligne par ailleurs combien l’anthropologie contemporaine alimente la réflexion sur des concepts dont l’enjeu est indéniable dans l’appréhension des questions liées à la globalisation. Les débats terminologiques autour du fait de privilégier l’usage des termes de mobilités, circulations ou migrations évoqués dans ce numéro en rendent compte (Rinaudo). La « condition cosmopolite », qui serait celle de l’« homme moderne » pour paraphraser Arendt (1983) nourrit aussi les controverses (Baussant). Enfin, les migrations et l’inégal accès au droit à la mobilité dont leur ethnographie témoigne, l’« encampement du monde » (Agier et Lecadet 2014), dont le traitement des réfugiés est le site, sont clairement au centre des discussions qui s’y déploient.
Ces enjeux confrontent les anthropologues à deux questions majeures, qui occupent depuis les débuts de notre discipline le cœur de son projet : en premier lieu, celle de l’altérité, de ses figures et de son traitement social et politique, dont le « migrant » représente l’un des topos contemporains. En second lieu, celle du rôle et de la responsabilité des anthropologues dans la restitution d’expériences et l’analyse d’enjeux si fortement politisés. Il n’est sans doute pas un hasard que ce soit dans le champ de l’anthropologie des migrations que se forge actuellement le projet d’une « anthropologie publique », réflexion sur les modalités d’une parole publique des anthropologues dans la cité16.
De sorte que l’anthropologie des migrations apparaît comme un domaine particulièrement riche et fécond de la discipline, ce dont cette troisième livraison de Lectures anthropologiques participera, nous l’espérons, à vous convaincre !
Dia Hamidou, 2010, « Les villages “multi-situés” sénégalais face à la nouvelle configuration migratoire mondiale ». Hommes et migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, n° 1286‑1287, p. 234‑244.
Green Nancy, 2007, « A French Ellis Island? Museums, Memory and History in France and the United States ». History Workshop Journal, vol. 63, nᵒ 1, p. 239‑53.
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